Pre Scriptum: L’œuvre de Kant est très très très difficile à lire et à comprendre. C’est avec humilité que je vous préviens du fait qu’il est possible que j’aie mal compris ou mal interprété certaines parties de son œuvre trop compliquée à mon goût. Si tel était le cas, et que ça vous choquait outre mesure, bien, faites une plainte au fantôme de Kant.
Le fantôme de Kant déambulait entre des montagnes de poussière plus scintillante que l’impératif catégorique. Le philosophe savait qu’il était mort, mais sa condition spectrale ne l’importunait point; c’était ainsi depuis toujours et jamais. Tout ce qui lui importait, c’était de découvrir ce qu’était cette poudre énigmatique, étrange à ses sens. En s’approchant, il constata qu’il s’agissait de petites sphères de ce qui semblait être de la vitre. Il y vit son reflet, un visage sans traits, comme une idée sans concept.
— Bienvenue dans le pool de pétanque.
La voix venait de partout et nulle part. Kant regarda pourtant partout et nulle part, mais ne vit pas son interlocuteur.
— Êtes-vous l’être suprême?
— Non, je suis le fondateur du pool de pétanque.
— Je ne saisis pas.
— Un kyurensillard de poissons dans un bocalse prennent pour des requins. Un banc de prédateurs ade moins en moins de mâchoires, mais de plus en plus de dents.L’autre banc de proies ade plus en plus de mâchoires, mais de moins en moins de dents. Qui mange qui?
— Le pouvoir de l’impératif catégorique ne peut que donner raison à ceux qui agissent par devoir, selon une pensée qui trône en l’être rationnel autonome face à toute influence empirique, répondit le philosophe prussien. Cette question concerne le monde sensible ou le monde intelligible?
— Ça concerne le monde de la pétanque. Toi, Kant, tu seras joueur dans cette compétition d’idées qui a pour but de déterminer de quelle façon doit se comporter la civilisation pour le plus grand bien collectif. Les joueurs de pétanque n’y gagnent rien, mais les participants du pool peuvent se voir offrir leur vœu le plus cher.
Des boules de pétanque apparurent aux pieds de Kant.
— Allez, lance ta boule, dit la voix du fondateur du pool de pétanque.
Boule #A : Fondements de la métaphysique des mœurs
Préface
— L’ancienne philosophie grecque se divisait en trois sciences : la physique, l’éthique et la logique, commença Kant.
— Une division subjective conforme à la nature des choses selon le point de vue des anciens, compléta l’organisateur du pool de pétanque. On n’a rien à ajouter à par les principes qui les fondent pour s’assurer que cette division est complète et qu’on puisse déterminer leurs propres divisions singulières.
— J’allais le dire, maugréa Kant.
— C’est juste que, à la lumière du seul texte que j’ai lu pour l’heure de ton œuvre philosophique supposément magistrale, tu es du genre à t’exprimer, et j’ose croire que ce fut seulement à l’écrit, de façon tellement complexe, dans le sens que tes idées sont expliquées par des incises qui sont longues comme des phrases ou même des paragraphes qui fait en sorte que tu es considéré comme étant difficile à lire, que même le lecteur le plus aguerri, qu’il soit versé dans la philosophie ou pas, doit sortir un arc-en-ciel de marqueurs, sept couleurs ne sont presque pas de trop, pour déconstruire tes phrases, comme tes idées qui n’en finissent pas de s’expliciter avec des pléthores de propositions synthétiques et analytiques, longues comme des paragraphes, pour ne pas dire des pages, dans le but de les comprendre, ou du moins essayer d’en saisir l’ombre de l’essence, et c’est pourquoi, dans le but de clarifier tout ça, je me dois, par souci de clarté et de concision, de réduire, sans résumer au point de perdre l’essentiel, la complexité de ta pensée.
— Très drôle. Puis-je continuer avec la distinction entre connaissance rationnelle matérielle, qui se rapporte à quelque objet, et connaissance rationnelle formelle, qui ne s’occupe que de la forme de l’entendement et de la raison en eux-mêmes et des règles universelles de la pensée en général sans acception d’objet?
— La philosophie formelle s’appelle logique tandis que la matérielle est divisée en deux selon les lois qui les gouvernent, c’est-à-dire la physique pour les lois de la nature et l’éthique pour les lois de la liberté, ajouta l’organisateur du pool de pétanque. Là, je pourrais m’obstiner sur les définitions de ces lois, mais ça ne serait pas pertinent pour suivre le fil de ton idée.
— Vous n’êtes pas d’accord avec l’idée que les lois de la nature sont celles d’après lesquelles tout arrive et que les lois de la liberté sont celles d’après lesquelles tout doit arriver, mais en tenant compte pourtant encore des conditions qui font que souvent ce qui doit arriver n’arrive point? demanda Kant.
— Première chose, il faut faire une distinction entre «loi» et «règle», commença l’organisateur du pool de pétanque. Ces deux mots ne sont pas synonymes. Une loi est une convention qui promet un châtiment si ladite loi est transgressée, mais surtout si cette transgression est connue et reconnue. Une règle comme la gravité ne se viole pas, elle mesure un fait naturel, le mot le dit! Donc la nature n’a pas de lois, ce sont des règles. Et deuxième chose, la liberté n’a pas de loi, les lois servent à circonscrire la liberté. Mais vas-y, continue.
Kant se racla la gorge, chercha autour de lui la source de la voix, mais ne trouva rien. Il continua alors :
— La logique ne peut avoir de partie empirique, c’est-à-dire de partie où les lois universelles et nécessaires de la pensée s’appuieraient sur des principes qui seraient tirés de l’expérience.
— Ben sûr que non; c’est formel, pas matériel.
— Cependant, la philosophie naturelle aussi bien que la philosophie morale peuvent avoir chacune sa partie empirique ; on les appellera philosophies empiriques, continua Kant. On appellera pure la philosophie qui expose ses doctrines en partant uniquement de principes a priori. Lorsqu’elle est formelle, elle sera appelée logique et lorsqu’elle est restreinte à des objets déterminés par l’entendement, elle se nomme métaphysique.
— Youppi, s’écria l’organisateur du pool de pétanque. Et de la sorte naît ton idée d’une double métaphysique, en appliquant la philosophie a priori pure aux philosophies empiriques : une métaphysique de la nature et une des mœurs.
— Cependant, ici la partie empirique de la métaphysique des mœurs pourrait recevoir le nom d’anthropologie pratique et la partie rationnelle proprement celui de morale, continua Kant. Néanmoins, je me borne ici à demander si la nature de la science ne requiert pas qu’on sépare toujours soigneusement la partie empirique de la partie rationnelle, qu’on fasse précéder la physique proprement dite d’une métaphysique de la nature, d’autre part, l’anthropologie pratique d’une métaphysique des mœurs, qui devraient être soigneusement expurgée d’une et l’autre de tout élément empirique, cela afin de savoir tout ce que la raison pure peut faire dans les deux cas et à quelles sources elle puise elle-même cet enseignement a priori qui est le sien.
— C’est comme tu veux, c’est toi le joueur de pétanque.
— Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle une absolue nécessité. Par conséquent, le principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure.
— Quand bien même qu’on voudrait chercher dans la nature de l’homme, personne ne s’entend sur ce que c’est, commenta l’organisateur du pool de pétanque. Difficile de baser une obligation là-dessus.
— Et que toute autre prescription qui se fonde sur des principes de la simple expérience, fût-elle à certains égards une prescription universelle, du moment que pour la moindre part, peut-être seulement par un mobile, elle s’appuie sur des raisons empiriques, si elle peut être appelée une règle pratique, ne peut jamais être dite une loi morale.
— Encore, comme plein de philosophes affectés par tant d’inclinations, tu subordonnes la règle à la loi. Peu importe, continue.
— Justement, l’homme, affecté qu’il est lui-même par tant d’inclinations, est bien capable sans doute de concevoir l’idée d’une raison pure pratique, mais n’a pas si aisément le pouvoir de la rendre efficace in concreto dans sa conduite, ajouta Kant. Car, lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement bon, ce n’est pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale, il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse. La loi morale dans sa pureté et dans sa vérité ne doit pas être cherchée ailleurs que dans une philosophie pure.
— Beau petit projet, mais j’approuve.
— Danke, danke… La métaphysique des mœurs doit examiner l’idée et les principes d’une volonté pure possible, non les actions et les conditions du vouloir humain en général, qui pour la plus grande part son tirés de la psychologie.
— Et si la volonté en elle-même n’existe pas ? demanda l’organisateur du pool de pétanque. Si ce qui existait était un non-vouloir ?
— Je voudrais comprendre…
— Non, on ne dit pas ça comme ça. Ce n’est pas que tu veux comprendre, c’est que tu ne veux pas ne pas comprendre. Il n’y a pas de volonté, que du negen-vouloirêtre.
— Je voulais parler du fait que la philosophie pratique générale fait état de lois morales et de devoir, rétorqua Kant. Ou selon vous, je ne veux pas ne pas parler de ça.
— Exact. Si tu ne veux pas ne pas continuer, nous pourrions parler des auteurs de cette science qui ne distinguent pas parmi les principes de détermination ceux qui sont représentés a priori par la seule raison et qui sont proprement moraux de ceux qui sont empiriques, que l’entendement érige en concepts généraux par la simple comparaison des expériences.
— Oui, s’exclama Kant. Ceux-là les considèrent au contraire sans avoir égard à la différence des origines, ne tenant compte que de leur nombre plus ou moins grand, et ils forment ainsi leur concept d’obligation; ce concept, à la vérité, n’est rien de moins que moral; mais le caractère en est tout ce qu’on peut attendre qu’il soit dans une philosophie qui sur l’origine de tous les concepts pratiques possibles ne décide nullement, s’ils se produisent a priori ou simplement a posteriori.
— Tu savais que, en dépit de tes explications plus longues que la graine de Kyurensi, tu n’étais pas le plus clair ni le plus concis des philosophes, ou même des auteurs, qu’on se le dise ? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— C’est clair pourtant, continua Kant. Pour fonder la Métaphysique des mœurs, il faudrait la Critique d’une raison pure pratique, comme pour fonder la Métaphysique il faut la Critique de la raison pure spéculative que j’ai déjà publiée.
— On le sait que tu as publié la Critique de la raison pure spéculative, maugréa l’organisateur du pool de pétanque.
— Il faut savoir aussi que celle-ci est plus importante que la Critique de la raison pure pratique, parce qu’en matière morale, la raison humaine, même dans l’intelligence la plus commune, peut être aisément portée à un haut degré d’exactitude et de perfection, tandis que dans son usage théorique, mais pur, elle est tout à fait dialectique, expliqua Kant.
— Ta dialectique, si tu veux qu’elle soit efficace, elle doit être comprise, s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque.
— Si la Critique d’une raison pure pratique doit être complète, je crois indispensable que l’on se mette à même de montrer en même temps l’unité de la raison pratique avec la raison spéculative dans un principe commun ; car, en fin de compte, il ne peut pourtant y avoir qu’une seule raison, qui ne doit souffrir de distinction que dans ses applications.
— Une raison pour les raisonner toutes.
— Si on veut… ou si on ne veut pas ne pas vouloir… commenta Kant. Ceci étant dit avec tant d’éloquence, je ne pourrais ici encore pousser mon travail à ce point d’achèvement sans introduire des considérations d’un tout autre ordre et sans embrouiller le lecteur. C’est pourquoi, au lieu de Critique de la raison pure pratique, je me suis servi de Fondements de la Métaphysique des mœurs. Malgré ce que ce titre a d’effrayant, il peut néanmoins à un haut degré être populaire et approprié à l’intelligence commune.
Un rire tonitruant s’éleva. La voix de l’organisateur du pool de pétanque résonnait de partout autour du philosophe prussien. Ce dernier se tourna dans tous les sens, mais ne vit jamais son interlocuteur.
— Tu ne penses pas ce que tu viens de dire ? demanda enfin l’organisateur du pool de pétanque, reprenant son sérieux.
— Oui, je le pense, s’offusqua Kant. Quant à ces Fondements, que je présente au public, ils ne sont rien de plus que la recherche de l’établissement du principe suprême de la moralité.
Boule #B : Fondements de la métaphysique des moeurs
Section 1 : passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique
— Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l’influence que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout le principe de l’action, commença Kant.
— Tout ça pour dire que certains pètent de la broue au point de se crisser de tout le reste, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Si vous voulez… maugréa Kant avant de continuer. La modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion ne sont pas seulement bonnes à beaucoup d’égards, mais elles paraissent constituer une partie même de la valeur intrinsèque de la personne; cependant il s’en faut de beaucoup qu’on puisse les considérer comme bonnes sans restrictions.
— Évidemment, sans bonne volonté, une personne de valeur peut être une profonde marde.
— Justement, cette bonne volonté doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclinaison et même, si l’on veut, de la somme de toutes les inclinaisons, continua le philosophe prussien.
— D’ailleurs, je parlais de Bonne Volonté avec Rousseau, un autre joueur de pétanque, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Jean-Jacques joue aussi ? demanda Kant. Comment se débrouille-t-il ?
— C’est une tache, mais je crois qu’il est plein de bonne volonté, en dépit que pour lui la seule qui compte ce soit la volonté générale.
—Tant mieux, car alors même qu’il ne resterait que la bonne volonté toute seule, elle n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L’utilité ou l’inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur. L’utilité ne serait en quelque sorte que la sertissure qui permet de mieux manier le joyau dans la circulation courante ou qui peut attirer sur lui l’attention de ceux qui ne s’y connaissent pas suffisamment, mais qui ne saurait avoir pour effet de le recommander aux connaisseurs ni d’en déterminer le prix.
— Parlant de valeur, de prix et de joyau, je ne t’ai toujours pas présenté le k avec deux barres, mentionna l’organisateur du pool de pétanque. C’est juste qu’il se plug plus facilement avec des philosophes politiques…
— Je ne saisis pas.
— Tandis que depuis le début des temps, les philosophes jouent à la pétanque, le k avec deux barres continue à régner sans opposition, expliqua l’organisateur du pool de pétanque. Il est juste là, tu ne peux pas le manquer.
Kant se retourna et vit, entre deux montagnes de microbilles de verre, un immense démon à tête de requin portant une coiffe de pharaon comme celle de la tombe de Toutânkhamon, se masturbant allégrement de sa main invisible.
— Je te présente la chimère qui a mangé Dieu, le monstre, vénéré inconsciemment par tous les êtres humains, qui symbolise l’économie, l’argent, la finance, mais surtout leurs travers autant idéologiques qu’empiriques, expliqua l’organisateur du pool de pétanque.
— Peut-être n’y a-t-il là au fond qu’une transcendante chimère, et peut-être est-ce comprendre à faux l’intention dans laquelle la nature a délégué la raison au gouvernement de notre volonté ? bredouilla Kant.
— Pour l’heure, en mon ère comme la tienne, on comprend à faux comment ce qui gouverne notre raison et notre volonté a l’intention de tous nous dévorer corps et âme. Et on le prend à tort pour ce qui représente le mieux notre nature.
— Dans la constitution naturelle d’un être organisé, c’est-à-dire d’un être conformé en vue de la vie, nous posons en principe qu’il ne se trouve pas d’organe pour une fin quelconque, qui ne soit du même coup le plus propre et le plus accommodé à cette fin, dit Kant.
— Kyurensi est un corps sans organes et à cause de lui, ce n’est plus la fin qui justifie les moyens, ce sont les moyens qui justifient la fin. Et il est le meilleur moyen pour ça : un conte de comptes pour enfants.
— Si dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but spécial sa conservation, son bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention, ajouta Kant. En un mot, la nature aurait empêché que la raison n’allât verser dans un usage pratique et n’eût la présomption, avec ses faibles lumières, de se figurer le plan du bonheur et des moyens d’y parvenir; la nature aurait pris sur elle le choix, non seulement des fins, mais encore des moyens mêmes, et avec une sage prévoyance elle les eût confiés ensemble simplement à l’instinct.
— Et encore un autre qui croit pouvoir deviner ce que la nature veut ou peut faire, maugréa l’organisateur du pool de pétanque. La nature est immanente, elle n’a pas de plan, de volonté ou de negen-vouloirêtre… quoique, oui, elle a nécessairement un negen-vouloirêtre si même le néant a un negen-vouloirêtre. Et notre instinct comme notre raison, en tant que nous soyons des créatures qui ne veulent pas être animales, se sont ligués pour chercher intentionnellement comme but spécial la conservation, le bien-être et le bonheur du k avec deux barres. Avec tous nos moyens, et sans aucune sage prévoyance, nous avons exaucé le vœu du requin chimérique : d’être le seul à pouvoir exaucer nos vœux.
Kant lança un regard vers le monstre masturbatoire.
— Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait l’usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer, un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison, ajouta Kant.
— Tout le monde préfère vivre de misologie et ne pas voir le k avec deux barres, ajouta l’organisateur du pool de pétanque. Pour ceux qui essaient de penser plus loin que le bout de leur nez, toujours est-il qu’ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peine qu’ils n’ont recueilli de bonheur.
— Sans parler à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain, ajouta Kant. Au fond de ces jugements gît secrètement l’idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble, que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c’est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de l’homme doivent le plus souvent se subordonner.
— Et pourtant, qu’est-ce qui est moins écoutée que la raison chez les êtres humains ? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Néanmoins la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même; c’est par là qu’une raison était absolument nécessaire, du moment que partout ailleurs la nature, dans la répartition de ses propriétés, a procédé suivant des fins, expliqua Kant.
— La raison ne peut pas avoir de l’influence sur le negen-vouloirêtre, c’est l’inverse, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Le negen-vouloirêtre est la force primordiale de notre pensée et c’est tout autour que la raison peut se frayer un chemin vers la lumière ou l’obscurité.
— Dans ce cas, il est parfaitement possible d’accorder avec la sagesse de la nature le fait que la culture de la raison, indispensable pour le bien suprême qui est inconditionné, quand il s’agit du bonheur, qui est toujours conditionné, en limite de bien des manières et même peut en réduire à rien, au moins dans cette vie, la réalisation.
— La nature n’a pas de sagesse… maugréa l’organisateur du pool de pétanque. Pour quelqu’un qui veut rester dans le pratique, tu idéalises autant la nature que tous les autres joueurs de pétanque.
— La raison qui reconnaît que sa plus haute destination pratique est de fonder une bonne volonté, ne peut trouver dans l’accomplissement de ce dessein qu’une satisfaction qui lui convienne, c’est-à-dire qui résulte de la réalisation d’une fin que seule encore une fois elle détermine, cela même ne dût-il pas aller sans quelque préjudice porté aux fins de l’inclination, expliqua Kant.
— Ça je te l’accorde : qui cherche à fonder une bonne volonté ne veut pas être en proie à une mauvaise volonté, ce qui est comme un devoir en soi.
— Justement, le concept de devoir, qui contient celui d’une bonne volonté, avec certaines restrictions, il est vrai, et certaines entraves subjectives, est bien loin de le dissimuler et de le rendre méconnaissable, elles le font plutôt ressortir par contraste et le rendent d’autant plus éclatant, ajouta Kant.
— On en revient au joyau.
Kant repensa à cette analogie du joyau et cela lui rappela l’existence du k avec deux barres. Le philosophe prussien se retourna subtilement, juste pour s’enquérir à savoir si le monstre était toujours présent et toujours aussi concupiscent. En voyant cet immense phallus astiqué comme un trophée en or, Kant comprit que cette chimère ne disparaîtra pas si facilement.
— Voilà donc une action qui est accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée, murmura-t-il.
— Toutes les intentions des hommes intéressent le k avec deux barres, ajouta l’organisateur du pool de pétanque. Il est la raison pourquoi beaucoup de gens ont le goût de vivre.
— En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire la mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale.
— Donc, dès qu’il y a une quelconque inclination, bonne ou mauvaise, derrière l’acte de quiconque, sa maxime n’a pas de valeur morale ? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Exactement, acquiesça Kant. Les choses doivent être faites par devoir et par devoir seulement. C’est ici précisément qu’apparait la valeur du caractère, valeur morale et incomparablement la plus haute, qui vient de ce que quelqu’un fait le bien, non par inclination, mais par devoir.
— Vire pas fou. L’inclination et le devoir peuvent coexister, sinon ça implique que quelqu’un qui peut faire le bien et qui aime le faire pour ce que ça lui apporte au-delà de son devoir, ne devrait pas le faire car sa maxime ne serait pas assez pure. Pire, ça implique que seuls les gens mauvais qui agissent contre leur inclination à être mauvais peuvent être bons. Si inclination et devoir coïncident, tant mieux, tout le monde est content.
— Si la tendance universelle au bonheur ne déterminait pas la volonté, ce qui resterait encore ici c’est une loi, une loi qui commande de travailler à son bonheur, non par inclinaison, mais par devoir, et c’est par là seulement qu’une conduite possède une véritable valeur morale, expliqua Kant.
— La valeur morale, comme les autres valeurs, n’est pas absolue, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Il y a des spectres entre une furieuse merde et un saint.
— C’est tout ou rien, bon, s’exclama le philosophe prussien. Ainsi doivent être sans aucun doute également compris les passages de l’Écriture où il est ordonné d’aimer son prochain, même son ennemi. Car l’amour comme l’inclination ne peut pas se commander; mais faire le bien précisément par devoir, alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser, et même qu’une aversion naturelle et invincible s’y oppose, c’est là un amour pratique, et non une sensiblerie, qui réside dans la volonté, et non dans le penchant de la sensibilité, dans des principes de l’action et non dans une compassion amollissante; or cet amour est le seul qui puisse être commandé.
— Bon, on en revient au pire joueur de pétanque de tous les temps avec sa règle d’or, souffla l’organisateur du pool de pétanque. Et cet amour pratique ne réside pas dans la volonté, il est le résultat du negen-vouloirêtre-haineux.
— Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle est est décidée; cette valeur ne dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer.
— Esti… Tu parles du principe du negen-vouloirêtre mauvais d’après lequel l’action n’est pas produite avec égard à tous les objets de la faculté de désirer. Sinon, tu as raison; ce qui donne de la valeur morale à l’action produite, c’est la maxime générée par le negen-vouloirêtre mauvais.
— Où donc peut résider cette valeur, si elle ne doit pas se trouver dans la volonté considérée dans le rapport qu’elle a avec les effets attendus de ses actions ? demanda Kant. Elle ne peut être nulle part ailleurs que dans le principe de la volonté, abstraction faite des fins qui peuvent être réalisées par une telle action; en effet, la volonté placée juste au milieu entre son principe a priori qui est formel, et son mobile a posteriori qui est matériel, est comme à la bifurcation de deux routes; et puis il faut bien qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle devra être déterminée par le principe formel du vouloir en général, du moment qu’une action a lieu par devoir; car alors tout principe matériel lui est enlevé.
— Tu es comme Kyurensi: les moyens justifient la fin. Le seul devoir qu’impose le negen-vouloirêtre, c’est de penser. A priori, le negen-vouloirêtre est un vœu. Il faut donc faire le vœu du devoir pour rester dans un a priori moral, je crois que tu seras d’accord avec moi.
— Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi, ajouta Kant. Je ne peux avoir de respect pour une inclination en général, qu’elle soit mienne ou d’un autre; je peux tout au plus l’approuver dans le premier cas, dans le second cas aller parfois jusqu’à l’aimer, c’est-à-dire la considérer comme favorable à mon intérêt propre. Or, si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence de l’inclination et avec elle tout objet de la volonté, il ne me reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement la loi, et subjectivement un pur respect pour cette loi pratique, par suite la maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes mes inclinations.
— C’est peut-être une loi, mais c’est une loi que le sujet s’impose lui-même, pas une loi primordiale cachée dans un principe, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. La maxime est un vœu de devoir.
— La maxime est le principe subjectif du vouloir; le principe objectif, c’est-à-dire le principe qui servirait aussi subjectivement de principe pratique à tous les êtres raisonnables, si la raison avait plein pouvoir sur la faculté de désirer, est la loi pratique, expliqua Kant.
— J’aime l’idée de principe subjectif et objectif, répondit l’organisateur du pool de pétanque. Certes, la raison n’a aucun pouvoir sur le negen-vouloirêtre, mais en ce qui concerne les deux principes, on pourrait dire que la maxime serait la façon dont les apeirotypes du subconscient individuel interprètent systématiquement le negen-vouloirêtre, c’est-à-dire réduisent l’effort d’avoir à pêcher une maxime pour chaque acte singulier de la vie courante, et la loi pratique serait la même chose, mais au niveau collectif. À rapporter ça dans mon modèle de l’usine cognitive, les maximes seraient des angimeaux jaunes ou oranges qui baisent ensemble. Je dirais que les angimeaux oranges sont les archétypes et les jaunes sont l’ambition, mais je m’égare…
— Ainsi, la valeur morale de l’action ne réside pas dans l’effet qu’on en attend, ni non plus dans quelque principe de l’action qui a besoin d’emprunter son mobile à cet effet attendu, ajouta Kant. C’est dans cette volonté seule que le souverain bien, le bien inconditionné, peut se rencontrer.
— Donc, quand on fait le vœu de ne pas être mauvais. Sauf que, tu as beau dire que c’est un principe a priori, il est quand même inspiré par un télos, c’est-à-dire le negen-vouloirêtre immoral.
— De mon vivant, on ne m’a pas tant fait chier avec mes idées, maugréa Kant.
— Je suis le roi des emmerdeurs, je ne respecte pas les idées des autres quand je crois qu’elles sont mauvaises, avoua l’organisateur du pool de pétanque. Mais je t’accorde que tu es un spécimen intéressant…
— Le respect doit être considéré, non comme la cause de la loi, mais comme l’effet de la loi sur le sujet, rétorqua Kant. L’objet du respect est donc simplement la loi, loi telle que nous nous l’imposons à nous-mêmes, et cependant comme nécessaire en soi. Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple. Tout ce qu’on désigne sous le nom d’intérêt moral consiste uniquement dans le respect de la loi.
— Le respect entre deux personnes est certes une convention sociale, influencée par l’application de la loi pratique, je te le concède. Ça nous impose une certaine conduite qui ne fait de mal à personne, sauf quand le respect est donné à des tyrans.
— Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle, ajouta Kant. Avec ce qui vient d’être dit, la raison commune des hommes, dans l’exercice de son jugement pratique, est en parfait accord, et le principe qui a été exposé, elle l’a toujours devant les yeux. Donc, pour ce que j’ai à faire afin que ma volonté soit moralement bonne, je n’ai pas précisément besoin d’une subtilité poussée très loin.
— Ça j’aime ça, acquiesça l’organisateur du pool de pétanque. Donc, si je veux baiser une prostituée, je dois me demander si cela peut-être une loi universelle. Est-ce que je veux que tout le monde baise des putes ? Avec la logique du k avec deux barres, je dirais que ce serait extraordinaire, ça créerait de l’emploi et la prostitution est l’un des métiers les plus payants pour une femme, surtout quand elle n’est pas trop vieille. Ça génèrerait de la richesse, comme le disent les rémoras de Kyurensi.
— Mais… non, ça ne fonctionne pas comme ça, s’exclama Kant. Comment pouvez-vous vouloir que toutes les femmes pratiquent le plus vieux métier du monde?
— Premièrement, c’est une blague, répondit l’organisateur du pool de pétanque. Deuxièmement, plein d’hommes voient les femmes comme ça et considèreraient ce vœu comme légitime. Troisièmement, la prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde, ça prenait auparavant l’existence de l’argent et d’autres métiers pour créer une clientèle.
— Pourriez-vous nous pondre un meilleur exemple, sinon j’enchaîne avec celui que j’utilise dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.
— D’accord… Disons que je veux fonder la géninomie pour éradiquer les inégalités sociales. Est-ce que je veux que tout le monde fonde la géninomie? Bien sûr, même pour ceux qui sont riches, vouloir fonder la géninomie pour éradiquer les inégalités sociales serait une décision morale appropriée.
— Je ne connais pas la géninomie, dit Kant.
— Je te présente IA Tremblay.
Bondissant de derrière une montagne de microbille, un démon à tête de requin composé de pièces d’ordinateur et de filage, portant un immense chapeau de pêcheur décoré d’une multitude d’épinglettes, brancha un fil dans l’oreille de Kant.
— Une démarche qui pourrait prendre vingt-cinq décennies minimum, IA!
Kant comprit alors à quoi la géninomie rimait.
— La fin du k avec deux barres, murmura-t-il.
— Effectivement. Alors, nous en étions où?
— Oui… Je disais que si la maxime en question ne doit pas être universelle, elle est à rejeter, et cela en vérité non pas à cause d’un dommage qui peut en résulter pour quiconque, mais parce qu’elle ne peut pas trouver place comme principe dans une législation universelle possible; pour une telle législation en retour la raison m’arrache un respect immédiat; et si pour l’instant je ne saisis pas encore sur quoi il se fonde, il y a du moins ceci que je comprends bien, c’est que c’est l’estimation d’une valeur de beaucoup supérieure à la valeur de tout ce qui est mis à un haut prix par l’inclination, et que c’est la nécessité où je suis d’agir par pur respect pour la loi pratique qui constitue le devoir, le devoir auquel il faut que tout autre motif cède, car il est la condition d’une volonté bonne en soi dont la valeur passe tout.
— Beau petit compas moral, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Justement, il serait ici aisé de montrer comment, ce compas à la main, la règle du jugement a dans tous les cas qui surviennent la pleine compétence qu’il faut pour distinguer ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est conforme ou contraire au devoir, pourvu que, sans lui rien apprendre le moins du monde de nouveau, on la rende attentive, comme le faisait Socrate, à son propre principe, de montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire, pour être honnête et bon, même sage et vertueux.
— Platon serait fier de toi, commenta l’organisateur du pool de pétanque. D’ailleurs, il est joueur lui aussi.
— Platon ou Socrate?
— Platon, même si c’est Socrate le véhicule de sa pensée philosophique. Dans un autre ordre d’idées, tu crois donc que le commun du mortel, grâce à ta maxime, n’a pas besoin de science ou de philosophie pour être bon?
— Exact, acquiesça Kant. Ici, l’on ne peut point considérer sans admiration combien, dans l’intelligence commune de l’humanité, la faculté de juger en matière pratique l’emporte de tout point sur la faculté de juger en matière théorique. La faculté de juger en matière pratique peut espérer toucher à la valeur des actions tout aussi bien que peut se le promettre n’importe quel philosophe.
— Les gens sont plus pratiques que philosophes et c’est quand même bien de leur faire confiance, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Dès lors, ne serait-il pas plus à propos de s’en tenir, dans les choses morales, au jugement de la raison commune, et de n’introduire tout au plus la philosophie que pour exposer le système de la moralité d’une façon plus complète et plus claire, que pour présenter les règles qui la concernent d’une façon plus commode pour l’usage, mais non pour dépouiller l’intelligence humaine commune, même au point de vue pratique, de son heureuse simplicité, et pour l’engager par la philosophie dans une nouvelle voie de recherches et d’instruction?
— Je vote pour ça. Contrairement à mes contemporains, moi j’ai confiance en le monde.
— La sagesse même a cependant encore besoin de la science, non pour en tirer des enseignements, mais pour assurer à ses prescriptions l’influence et la consistance, ajouta le philosophe prussien. D’ailleurs, la raison énonce ses ordres, sans rien accorder en cela aux inclinations, sans réfléchir, par conséquent, avec une sorte de dédain et sans aucun égard pour ces prétentions si turbulentes et par là même si légitimes en apparence, qui ne se laissent supprimer par aucun commandement.
— On a pas la même définition de «raison», l’interrompit l’organisateur du pool de pétanque.
— Je n’avais pas terminé, maugréa Kant. De là résulte une dialectique naturelle, c’est-à-dire un penchant à sophistiquer contre ces règles strictes du devoir, à mettre en doute leur validité, tout au moins leur pureté et leur rigueur, et à les accommoder davantage, dès que cela se peut, à nos désirs et à nos inclinations, c’est-à-dire à les corrompre dans leur fond et à leur faire perdre toute leur dignité, ce que pourtant même la raison pratique commune ne peut, en fin de compte, approuver.
— Là je reconnais la raison humaine commune, s’exclama l’organisateur du pool de pétanque. Dans notre monde, il est trop facile de dévier des principes de morale; le marché nous offre tout ce que nous ne devrions pas demander.
— Heureusement, la raison humaine commune est poussée à sortir de sa sphère et à faire un pas dans le champ d’une philosophie pratique, et cela pour recueillir sur la source de son principe des renseignements et de claires explications, sur la définition exacte que son principe doit recevoir en opposition avec les maximes qui s’appuient sur le besoin et l’inclination, de sorte que la raison humaine commune se tire d’affaire en présence de prétentions opposées et qu’elle ne coure pas le risque de perdre tous les vrais principes moraux, par l’équivoque où elle pourrait aisément tomber, dit Kant sans respirer. Ainsi, se développe insensiblement dans l’usage pratique de la raison commune, quand elle se cultive, une dialectique qui l’oblige à chercher secours dans la philosophie, comme cela lui arrive dans l’usage théorique; et par suite, pas plus dans le premier cas sans doute que dans le second, elle ne peut trouver de repos nulle part ailleurs que dans une critique complète de notre raison.
— Tu vois, c’est le genre de phrases qui justifient l’existence des marqueurs de couleurs, dit l’organisateur du pool de pétanque.
Boule #C : Fondements de la métaphysique des moeurs
Section 2 : passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs
— Il arrive parfois sans doute qu’avec le plus scrupuleux examen de nous-mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne sont point une secrète impulsion de l’amour-propre qui ait été la vraie cause déterminante de la volonté, commença Kant. Or, quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est point dans les actions que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions qu’on ne voit pas. On ne peut pas non plus rendre à ceux qui se rient de toute moralité de service plus conforme à leurs désirs, que de leur accorder que les concepts du devoir doivent être dérivés uniquement de l’expérience.
— Donc, pour résumer, parfois le devoir nous pousse vers les bonnes actions, mais on ne peut être certains que ce n’est pas dans le fond de l’amour-propre. Et ceux qui se foutent de la morale sont bien contents de savoir que le devoir découle de l’expérience, comme ça ils peuvent faire ce qu’ils veulent et juste dire que leur désir est leur devoir.
— Je veux bien, par amour de l’humanité, accorder que la plupart de nos actions soient conformes au devoir; mais si l’on examine de plus près l’objet et la fin, on se heurte partout au cher moi, qui toujours finit par ressortir; c’est sur lui, non sur le strict commandement du devoir, qui le plus souvent exigerait l’abnégation de soi-même, que s’appuie le dessein dont elles résultent.
— L’égocentrisme à son meilleur.
— Il n’est pas précisément nécessaire d’être un ennemi de la vertu, il suffit d’être un observateur de sang-froid qui ne prend pas immédiatement pour le bien même le vif désir de voir le bien réalisé pour qu’à certains moments on doute que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde.
— Tu sais que le k avec deux barres est le plus grand responsable de ce manque de vertu? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Évidemment, acquiesça Kant. Et alors il n’y a rien pour nous préserver de la chute complète de nos idées de devoir, pour conserver dans l’âme un respect bien fondé de la loi qui le prescrit. Heureusement, le devoir est impliqué comme devoir en général avant toute expérience dans l’idée d’une raison qui détermine la volonté par des principes a priori.
— Aristote disait ça de la vertu en général: qu’elle est implicite à toute action. Il me semble…
— Ce qu’Aristote ne disait pas, c’est que la moralité doit être valable pour tous les êtres raisonnables en général, non pas seulement sous des conditions contingentes et avec des exceptions, mais avec une absolue nécessité, expliqua Kant. Il est clair qu’aucune expérience ne peut donner lieu de conclure même à la simple possibilité de telles lois apodictiques. Car de quel droit pourrions-nous ériger en objet d’un respect sans bornes, comme une prescription universelle pour toute nature raisonnable, ce qui peut-être ne vaut que dans les conditions contingents de l’humanité?
— La tradition fait exactement ça. C’est un bon exemple, non?
— Tout exemple qui m’est proposé doit lui-même être jugé auparavant selon des principes de la moralité pour qu’on sache s’il est bien digne de servir d’exemple originel, c’est-à-dire de modèle, pour en dériver la moralité; mais il ne peut nullement fournir en tout premier lieu le concept de moralité.
— Ça je suis d’accord: la tradition n’est pas un gage de moralité, acquiesça l’organisateur du pool de pétanque.
— Il est sans contredit tout à fait louable de descendre aussi aux concepts populaires lorsqu’on a réussi d’abord à s’élever, et de façon à satisfaire pleinement l’esprit, jusqu’aux principes de la raison pure, dit Kant. Procéder ainsi, c’est fonder tout d’abord la doctrine des mœurs sur une métaphysique, et ensuite celle-ci fermement établie, la rendre accessible par vulgarisation.
— La vulgarisation, ça n’a jamais été ta force, avoue, s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque.
— Un philosophe n’a le droit de vulgariser qu’une fois seulement qu’il est arrivé à des vues définitives, répondit Kant.
— Et toi, avec ta métaphysique des mœurs, tu es arrivé au bout de ta pensée, c’est ça ?
— La métaphysique des mœurs, complètement isolée de l’empirisme, qui n’est mélangée ni d’anthropologie, ni de théologie, ni de physique ou d’hyperphysique, encore moins de qualités occultes, n’est pas seulement un indispensable substrat de toute connaissance théorique des devoirs définie avec certitude, elle est encore un desideratum de la plus haute importance pour l’accomplissement effectif de leurs prescriptions, répondit Kant. Car la représentation du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et qu’elle n’est mélangée d’aucune addition étrangère de stimulants sensibles, a sur le cœur humain par les voies de la seule raison une influence beaucoup plus puissante que celle de tous les autres mobiles que l’on peut évoquer du champ de l’expérience, au point que dans la conscience de sa dignité elle méprise ces mobiles, et que peu à peu elle est capable de leur commander; au lieu d’une doctrine morale bâtarde, qui se compose de mobiles fournis par des sentiments et des inclinations en même temps que de concepts de la raison, rend nécessairement l’âme hésitante entre des motifs d’action qui ne se laissent ramener à aucun principe, qui ne peuvent conduire au bien que tout à fait par hasard, et qui souvent aussi peuvent conduire au mal.
— L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme on dit.
— L’enfer ne serait pas pavé si les gens bâtissaient leur morale sur des principes a priori, rétorqua Kant. Si l’on n’est pas en possession d’une philosophie pure, c’est peine inutile, il est même impossible, de fonder la moralité sur ses vrais principes, de produire par là des dispositions morales pures et de les inculquer dans les âmes pour le plus grand bien du monde.
— Charrie pas. Les gens peuvent être bons même s’ils n’ont pas accès à des dispositions morales pures.
— Peu m’importe, je ne regarde pas la moralité de façon empirique, s’exclama Kant. Il faut passer d’une philosophie populaire à la métaphysique. Et pour ce faire, il nous faut suivre et exposer clairement la puissance pratique de la raison, depuis ses règles universelles de détermination jusqu’au point où le concept du devoir en découle.
— Amuse-toi.
— Toute chose dans la nature agit d’après des lois, commença le philosophe prussien. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après les principes, en d’autres termes, qui ait une volonté. Puisque, pour dériver les actions des lois, la raison est requise, la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique.
— Je ne suis pas d’accord avec la volonté qui est une raison pratique, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Comme je le disais, je traite avec le negen-vouloirêtre, et le negen-vouloirêtre n’est pas le véhicule de la raison, la raison se construit par le negen-vouloirêtre. Et ça, c’est sans parler du fait que tout dans la nature n’agit pas selon des lois; les vivants agissent seulement selon leur negen-vouloirêtre et le reste de la nature inanimée répond à des règles physiques immuables qui pourraient être dérivées du negen-vouloirêtre, mais ça ne changerait rien…
— Tu es vraiment objectivement chiant, l’interrompit Kant. La représentation d’un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s’appelle un commandement, et la formule du commandement s’appelle un impératif.
— Bon, on approche enfin de ton légendaire impératif catégorique, s’exclama l’organisateur du pool de pétanque.
— Pas encore… Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir, et ils indiquent par là le rapport d’une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n’est pas nécessairement déterminée par cette loi, ou cette contrainte.
— Avec ce qu’on en a dit plus haut, on peut aussi dire que l’impératif indique le rapport entre le subconscient collectif et le negen-vouloirêtre, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Si vous voulez… Le bien pratique, qui découle de l’impératif, est distinct de l’agréable, c’est-à-dire de ce qui a de l’influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde.
— Tu idéalises beaucoup la raison, laisse-moi te dire ça, s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque.
— Pas tant que ça, car j’ai posé que tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement, rétorqua Kant. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d’une action possible, considérée comme moyen d’arriver à quelque autre chose que l’on veut. L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement. Ainsi, si l’action n’est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, comme une raison défaillante réfléchirait à son seul bien, l’impératif est hypothétique.
— L’impératif hypothétique n’exprime que la fin d’une action est bonne et l’impératif catégorique n’exprime que l’action est nécessaire, résuma l’organisateur du pool de pétanque.
— L’impératif hypothétique en vue d’une fin possible est un principe problématiquement pratique, commença Kant. L’impératif hypothétique en vue d’une fin réelle est un principe assertoriquement pratique. L’impératif catégorique, pour sa part, est un principe apodictiquement pratique.
— Pour les lecteurs qui ne veulent pas utiliser de dictionnaire, on va définir les mots, dit l’organisateur du pool de pétanque. «Assertorique» veut dire «qui énonce une vérité de fait», donc l’impératif hypothétique en vue d’une fin réelle est un principe dont la pratique est basée sur une vérité de fait. «Apodictiquement» veut dire «qui énonce une vérité nécessaire, une évidence absolue», donc l’impératif catégorique est un principe dont la pratique est basée sur une vérité nécessaire. La subtilité est quand même mince.
— Ce n’est pas tout, s’exclama Kant. Toutes les sciences sont une partie pratique, consistant en des problèmes qui supposent que quelque fin est possible pour nous, et en des impératifs qui énoncent comment cette fin peut être atteinte. Ces impératifs peuvent donc être appelés en général des impératifs de l’habileté. Que la fin soit raisonnable et bonne, ce n’est pas du tout de ce qu’il s’agit ici, mais seulement de ce qu’il faut faire pour l’atteindre.
— Comme par exemple, les recettes. Les recettes sont des impératifs d’habileté.
— J’aime mieux mon exemple du médecin et de l’empoisonneur, maugréa Kant.
— Ça ne faisait pas mon bonheur; j’ai appris à former mon jugement sur la valeur des choses que je pourrais avoir à me proposer comme fin, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque.
— Justement, la recherche du bonheur est une nécessité naturelle, dit Kant. Cette fin, ce but qui n’est pas qu’une simple possibilité, on peut la supposer réelle chez tous les êtres raisonnables. L’impératif hypothétique qui représente la nécessité pratique de l’action comme moyen d’arriver au bonheur est assertorique. On ne peut pas le présenter simplement comme indispensable à la réalisation d’une fin incertaine, seulement possible, mais d’une fin que l’on peut supposer avec certitude et a priori chez tous les hommes, parce qu’elle fait partie de leur essence. Or on peut donner le nom de prudence, en prenant ce mot dans son sens le plus étroit, à l’habileté dans le choix des moyens en vue de notre bonheur propre, c’est-à-dire la prescription de la prudence, n’est toujours qu’hypothétique; l’action est commandée, non pas absolument, mais seulement comme moyen pour un autre but.
— Les notes de bas de page de ton livre expliquent que, finalement, «prudence» ne prenait pas un sens si étroit, commenta l’organisateur du pool de pétanque. D’un sens, c’est l’habileté d’un homme à agir sur ses semblables de façon à les employer à ses fins. De l’autre, c’est la sagacité qui rend capable l’humain de faire converger toutes ses fins vers son avantage à lui, et vers un avantage durable. Drôle de définition de prudence, mais faut croire que la traduction comporte son lot de difficultés sémantiques.
— Offensichtlich, acquiesça Kant. Et enfin, il y a un impératif qui commande immédiatement la bonne conduite. Cet impératif est catégorique. Il concerne, non la matière de l’action, ni ce qui doit en résulter, mais la forme et le principe dont elle résulte elle-même; et ce qu’il y a en elle d’essentiellement bon consiste dans l’intention, quelles que soient les conséquences. Cet impératif peut être nommé impératif de moralité.
— Donc on a trois principes, deux impératifs hypothétiques et un catégorique, qui déterminent l’acte de vouloir par le genre de contrainte qu’ils exercent sur la volonté, résuma l’organisateur du pool de pétanque.
— Pour rendre cette différence sensible, on pourrait dire que ce sont respectivement des règles de l’habileté, des conseils de la prudence ou des commandements moraux, ajouta Kant.
— Du point de vue du negen-vouloirêtre, ça serait donc ne pas vouloirêtre malhabile, ne pas vouloirêtre vulnérable et ne pas vouloirêtre immoral.
— Vous m’énervez avec votre negen-vouloirêtre, s’exclama le philosophe prussien. Il n’y a que la loi qui entraîne avec soi le concept d’une nécessité inconditionnée, véritablement objective, par suite d’une nécessité universellement valable, et les commandements sont des lois auxquelles il faut obéir, c’est-à-dire se conformer même à l’encontre de l’inclination. Pour en revenir aux trois principes : les règles de l’habileté seraient des impératifs techniques, les conseils de la prudence seraient des impératifs pragmatiques et les commandements moraux seraient des impératifs moraux.
— C’est pas assez de mélanger tout long monde avec tes phrases qui n’ont pas d’allure, en plus tu crées des synonymes à tes concepts? demanda l’organisateur du pool de pétanque. T’avais beaucoup de temps libre toi, non?
— Assez pour me poser cette question : comment tous ces impératifs sont-ils possibles?
— En effet, comment avoir pensé à ça?
— Comment un impératif de l’habileté est possible, c’est ce qui n’a certes pas besoin d’explication particulière, dit Kant. Qui veut la fin, veut aussi les moyens d’y arriver qui sont indispensablement nécessaires, et qui sont en son pouvoir.
— C’est pour ça que le k avec deux barres est devenu si puissant, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
Kant osa toiser celui qui se masturbait comme soumis à un impératif catégorique diabolique. Par prudence, il préféra regarder dans une autre direction.
— Les impératifs de la prudence, si seulement il était aussi facile de donner un concept déterminé du bonheur, seraient tout à fait de la même nature que ceux de l’habileté; ils seraient tout aussi bien analytiques, dit-il. Ce que je veux dire, c’est qu’une proposition analytique est une tautologie, dans le sens où le propos parle de lui-même, le prédicat ne dit rien de plus que son sujet. Car avec la prudence, on pourrait encore dire que qui veut la fin veut aussi les moyens indispensables d’y arriver qui sont en son pouvoir.
— C’est comme dire «Tous les rémoras sont des profiteurs»; «profiteur» est déjà inclus dans le sujet «rémora». Ça c’est une proposition analytique. Est-ce qu’on explique aussi la proposition synthétique? On risque d’en avoir besoin.
— Plus tard, vous allez me faire perdre le fil, dit Kant. Pour en revenir à la prudence qui dépend de la définition de bonheur pour ériger ses impératifs, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut.
— C’est à cause que la volonté n’existe pas, c’est du negen-vouloirêtre, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Ce n’est pas que les gens veulent le bonheur; il ne veulent pas le malheur. Et ils ne peuvent dire en termes précis et cohérents ce que véritablement ils désirent et ils veulent car c’est l’inverse. Il leur serait plus facile de dire ce qu’ils ne désirent pas et ce qu’ils ne veulent pas, ce que nous ne voulons pas est plus catégorique que ce que nous voulons. Pas pire celle-là, hein?
— Il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement, mais c’est vrai qu’il est possible pour le dernier des demeurés de se faire un concept déterminé de ce qu’il ne veut pas ici véritablement. Il n’aurait pas besoin de l’omniscience.
— Effectivement. Parce qu’en chaque instant, au minimum, il ne veut pas mourir.
— On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés…
— … mais est-ce qu’on peut agir, pour ne pas être malheureux, d’après des principes déterminés? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur, ou diminuer le malheur, d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble, dit Kant. Il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux ou malheureux, parce que le bonheur et le malheur sont des idéaux, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie. Cet impératif de la prudence serait en tout cas, si l’on admet que les moyens d’arriver au bonheur se laissent fixer avec certitude, une proposition pratique analytique.
— Ouain, peut-être. On reviendra peut-être un jour là-dessus.
— L’impératif de prudence ne se distingue de l’impératif de l’habileté que sur un point, c’est que pour celui-ci la fin est simplement possible, tandis que pour celui-là elle est donnée en fait, dit Kant.
— Bien sûr, parce que, ces deux impératifs hypothétiques dont l’un est problématiquement pratique et l’autre assertoriquement pratique, sont des propositions pratiques analytiques, dit l’organisateur du pool de pétanque. C’est si limpide!
— Oui, c’est ça, dit sèchement Kant. Quoi, vous trouvez ma pensée floue?
— Non, c’est la mienne qui le devient à vous écouter parler…
— Contrairement aux deux impératifs hypothétiques, ou si vous préférez : l’habileté et prudence, la question de savoir comment l’impératif de la moralité est possible, est sans doute la seule qui ait besoin d’une solution, puisque cet impératif n’est en rien hypothétique et qu’ainsi la nécessité objectivement représentée ne peut s’appuyer sur aucune supposition, comme dans les impératifs hypothétiques, dit Kant sans respirer.
— Là, pas question d’utiliser un exemple pour décider s’il y a un impératif de ce genre, ajouta l’organisateur du pool de pétanque. Et ce qui est à craindre, c’est que tous les impératifs qui paraissent catégoriques n’en soient pas moins de façon détournée hypothétiques.
— Si l’on dit, par exemple…
— Pas d’exemple qu’on a dit, l’interrompit l’organisateur du pool de pétanque.
— C’est un exemple pour expliquer comment un impératif hypothétique pourrait se faire passer pour catégorique, pas pour déterminer l’impératif catégorique.
— OK, je vais le faire. Si on dit, par exemple : «tu ne dois pas demander d’augmentation à ton patron», c’est comme ajouter : «sinon, tu peux perdre ton emploi, te retrouver dans la misère, perdre ta maison, ta femme et tes enfants, ton âme elle-même n’aura tellement plus de valeur que personne n’en voudra…»
— Ce n’est pas un impératif qui mène au bonheur, s’exclama Kant.
— Ha oui, c’est vrai. Je vais reformuler : «Tu dois te satisfaire de ce que tu as» c’est comme ajouter : «sinon, tu peux perdre ton emploi, te retrouver dans la misère, perdre ta maison, ta femme et tes enfants, ton âme elle-même n’aura tellement plus de valeur que personne n’en voudra…»
— C’est fini, oui? Il y a des gens qui essaient de jouer à la pétanque ici. Je peux vous le dire, on ne peut prouver avec certitude dans aucun exemple que la volonté soit ici déterminée uniquement par la loi sans autre mobile qu’elle, alors même qu’il semble en être ainsi.
— Il est toujours possible que le negen-vouloirêtre ait une influence subconsciente sur les craintes, les angoisses et autres synonymes, dit l’organisateur du pool de pétanque. Et non pas que les craintes et les angoisses ont une influence secrète sur la volonté.
— Peu importe, comment prouver par l’expérience la non-réalité d’une cause, alors que l’expérience ne nous apprend rien au-delà de ceci, que cette cause, nous ne l’apercevons pas? demanda Kant.
— Pourquoi vouloir faire ça, Kant?
— Parce que dans ce cas, le prétendu impératif moral, qui comme tel paraît catégorique et inconditionné, ne serait en réalité qu’un précepte pragmatique, qui attire notre attention sur notre intérêt et nous enseigne uniquement à le prendre en considération, expliqua Kant.
— Tabarnakant, tu viens de déterminer l’impératif kapital du k avec deux barres : il est ce qui semble être un impératif catégorique, sa maxime étant : «L’argent rend libre», mais c’est en réalité un précepte pragmatique qui attire notre attention sur notre intérêt et nous enseigne uniquement à le prendre en considération. Bravo Tabarnakant.
— J’ose croire que c’était la dernière fois que vous m’appeliez Tabarnakant, dit Kant.
— Je me trouvais drôle…
— Notre raisonnement n’est pas terminé. Il est de notre devoir d’examiner tout à fait a priori la possibilité d’un impératif catégorique, puisque nous n’avons pas ici l’avantage de trouver cet impératif réalisé dans l’expérience, de telle sorte que nous n’ayons à en examiner la possibilité que pour l’expliquer, et non pour l’établir, expliqua Kant.
— C’est quoi la différence entre expliquer l’impératif catégorique et l’établir? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Nous avions établi que l’impératif catégorique devait avoir la forme de : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle», dit Kant. Ceci l’explique, mais ça ne l’établit pas dans la pratique. En attendant, l’impératif catégorique seul a la valeur d’une loi pratique, tandis que les autres impératifs peuvent être appelés principes. En effet, un moyen nécessaire à une fin peut être considéré en soi comme contingent, nous pourrions être déliés de la prescription en renonçant à la fin. Au contraire, le commandement inconditionné n’abandonne pas au bon plaisir de la volonté la faculté d’opter pour le contraire; par suite, il est le seul à impliquer en lui cette nécessité que nous réclamons pour la loi.
— Dès que tu parles de loi pratique, ça me ramène au concept de subconscient collectif et de cette façon j’ai tendance à croire qu’il y a un peut-être un impératif catégorique comme tu l’appelles qui s’impose à nous, mais pour l’heure, l’impératif kapital a plus de poids.
— L’impératif catégorique doit être une proposition pratique synthétique a priori, ajouta Kant.
— Comment on va faire ça? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Pour résoudre cette question, nous allons d’abord chercher s’il ne serait pas possible que le simple concept d’un impératif catégorique en fournisse aussi la formule, formule contenant la proposition qui seule peut être un impératif catégorique.
— Avec l’impératif hypothétique, c’est facile, parce que ce le moyen dépend de la fin, continua l’organisateur du pool de pétanque. Mais avec l’impératif catégorique, le moyen dépend du negen-vouloirêtre.
— Concevoir un impératif catégorique c’est savoir ce qu’il contient a priori, dit Kant. Car, puisque l’impératif ne contient en dehors de la loi que la nécessité, pour la maxime, de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune condition à laquelle s’astreindre, il ne reste que l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est seulement cette conformité que l’impératif nous représente proprement comme nécessaire.
— Attends, attends, on va reformuler tout ça, commença l’organisateur du pool de pétanque. L’impératif est un bocal avec deux choses dedans : la loi et la nécessité pour la maxime, c’est-à-dire la façon d’énoncer l’impératif, d’être conforme à la loi avec qui elle partage le bocal. Et cette loi, elle ne doit avoir aucune condition obligatoire. Donc, une loi générale universelle inconditionnelle et une obligation textuelle, ou un pacte, envers cette loi. Une loi sans obligation à laquelle on met une obligation finalement. Ainsi, il existe une conformité entre la loi et le pacte; et c’est cette conformité-là qui détermine sa nécessité.
— Il n’y a donc qu’un impératif catégorique et c’est celui-ci : «Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.», stipula Kant.
— À part répéter avec des synonymes la forme de l’impératif catégorique, qu’est-ce que ça change? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Puisque l’universalité de la loi d’après laquelle des effets se produisent constitue ce qu’on appelle proprement nature dans le sens le plus général, c’est-à-dire l’existence des objets en tant qu’elle est déterminée selon des lois universelles, l’impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : «Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.»
— Encore des synonymes… Est-ce que je peux essayer du point de vue du negen-vouloirêtre?
— Puis-je dire non?
— Oui, mais ce serait sans conséquence sur mon negen-vouloirêtre car je ne veux pas ne pas reformuler l’impératif catégorique du point de vue du negen-vouloirêtre : «N’agis pas si la maxime de ton action ne devrait pas être imprégnée par ton negen-vouloirêtre dans le subconscient collectif.»
— Encore des synonymes, s’esclaffa Kant.
— Bien, ma formulation semble impliquer a priori qu’une action est entreprise et qu’une réflexion s’effectue sur celle-ci, c’est-à-dire que le negen-vouloirêtre primordial se manifeste et ensuite la maxime de son action est jugée. Ta formulation semble impliquer qu’il n’y a pas d’action a priori de la réflexion, c’est-à-dire qu’avant même de penser à agir la maxime doit être jugée. C’est mon interprétation.
— Puis-je m’expliquer grâce à quatre exemples? demanda le philosophe prussien.
— Amuse-toi, c’est toi qui joues à la pétanque.
— Le premier veut se suicider; sa maxime est «par amour de moi-même, je pose en principe d’abréger ma vie, si en la prolongeant j’ai plus de maux à en craindre que de satisfaction à en espérer.», commença Kant. Est-ce que ce principe d’amour de soi peut devenir une loi universelle de la nature? Pas du tout, car une nature dont ce serait la loi de détruire la vie même serait en contradiction avec elle-même, et ainsi ne subsisterait pas comme nature.
— Puisque tout dans la nature meurt et que j’ai démontré qu’un impératif que j’appellerais supercatégorique est plus catégorique car ce qu’on ne veut pas est plus catégorique que ce qu’on veut, comment prétendre que de détruire la vie ne peut être une loi de la nature?
— Je n’aime pas votre façon de penser, maugréa Kant. Je vais donc continuer avec mon deuxième exemple. Imaginez un homme qui doit emprunter de l’argent et qui décide d’emprunter en sachant qu’il ne peut rembourser. Sa maxime serait : «quand je crois être à court d’argent, j’en emprunte, et je promets de le rendre, bien que je sache que je n’en ferai rien.» Qu’arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle? Encore une contradiction. Car admettre comme loi universelle que tout homme qui croit être dans le besoin puisse promettre ce qui lui vient à l’idée, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait même rendre impossible le fait de promettre avec le but qu’on peut se proposer par là, étant donné que personne ne croirait à ce qu’on lui promet, et que tout le monde rirait de pareilles démonstrations, comme de vaines feintes.
— D’un autre côté, si sa maxime devenait une loi universelle, elle ne s’appliquerait qu’aux gens qui sont à court d’argent, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Ça ferait que les gens qui ne sont pas dans le besoin ne feraient jamais confiance à ceux qui sont dans le besoin, mais entre eux, ceux qui ne sont pas dans le besoin continueraient à tenir leurs promesses entre eux et de payer leurs dettes, ce qui ne serait que justice. On dirait que tu décris, dans la société, la façon dont ceux qui ne sont pas dans le besoin perçoivent ceux qui sont dans le besoin.
— Mon troisième exemple est à propos d’un homme de talent qui, se retrouvant dans une situation aisée, décide de ne pas capitaliser sur ses forces pour en faire profiter la société, préférant une vie d’oisiveté, continua Kant en ignorant la critique de son hôte. Sa maxime serait : «Je peux négliger mes dons naturels pour sombrer dans l’oisiveté». Est-ce que ceci s’accorde avec le devoir? Certainement pas, on ne peut pas vouloir que cela devienne une loi universelle de la nature, que cela soit implanté comme tel en nous par un instinct naturel. Car, en tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles.
— Premièrement, il n’y a pas d’êtres raisonnables qui choisiraient comme maxime celle que tu as énoncée, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Les gens vraiment raisonnables savent que la civilisation s’est bâtie sur le labeur et que moins une personne travaille, plus une autre doit le faire; par ce raisonnement ces gens ne sombrent pas dans l’oisiveté. Deuxièmement, ceux qui ont tendance à sombrer dans l’oisiveté sont ceux qui sont le plus incompétents sur le marché du travail; aussi bien les employer le moins possible. Troisièmement, leur maxime serait : «Je peux ne pas profiter de mes talents pour ne pas sombrer dans le labeur excessif.»
— Mon quatrième exemple est à propos d’un homme qui raisonne ainsi : «Que m’importe? Que chacun soit aussi heureux qu’il plaît au Ciel ou que lui-même peut l’être de son fait; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu’il a, je ne lui porterai pas même envie; seulement je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être ou d’aller l’assister dans le besoin!», récita Kant en ignorant encore la voix sans corps. Si cette maxime devenait une loi universelle de la nature, l’espèce humaine pourrait sans doute fort bien subsister.
— C’est en effet comme ça qu’elle subsiste en ce moment.
— Bien sûr, car chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l’empressement à pratiquer ces vertus à l’occasion, mais en revanche trompe dès qu’il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d’autres égards.
— De joyeux kyurensiiites inconscients de leur kyurensiiisme.
— Si vous le dites… Mais, bien qu’il soit possible qu’une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu’un tel principe vaille universellement comme loi de nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
— Pour cet exemple, puisqu’il est négatif, il est dans le bon sens du negen-vouloirêtre, donc lui je l’aime. Continue.
— Il faut que nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action devienne une loi universelle; c’est là le canon qui permet l’appréciation morale de notre action en général, dit Kant.
— Non, il faut que nous puissions ne pas vouloir que ce qui est une maxime de notre action ne devienne pas une loi universelle, s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque.
— Peu importe, maugréa Kant. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans contradiction comme une loi universelle de la nature, bien loin qu’on puisse poser par la volonté qu’elle devrait le tenir. Il y en a d’autres dans lesquelles on ne trouve pas cette impossibilité interne, mais telles cependant qu’il est impossible de vouloir que leur maxime soit élevée à l’universalité d’une loi de la nature, parce qu’une telle volonté se contredirait elle-même. On voit aisément que la maxime des premières est contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux), tandis que la maxime des secondes n’est contraire qu’au devoir large (méritoire), et qu’ainsi tous les devoirs, en ce qui concerne le genre d’obligation qu’ils imposent (non l’objet de l’action qu’ils déterminent), apparaissent pleinement par ces exemples dans leur dépendance à l’égard du même unique principe.
— Si tu veux.
—Et quand nous violons un devoir, il nous est impossible de vouloir que notre maxime devienne une loi universelle, dit Kant. C’est bien plutôt la maxime opposée qui doit rester universellement une loi; seulement nous prenons la liberté d’y faire une exception pour nous, ou en faveur de notre inclination.
— Le droit divin liquide du k avec deux barres nous encourage à nous élever à l’exception qui confirme la règle, au pharaon qui confirme la subjectivité, et à succomber à l’impératif kapital : «L’argent rend libre.»
Kant ne voulait pas ne pas regarder le requin-pharaon, alors il ne se mit pas en position pour ne pas le voir. Le monstre bavait sur sa verge qui surchauffait à cause de la friction de la main invisible du marché contre le phallus long comme douze autobus.
— Bien que de se permettre des exceptions à l’impératif catégorique puisse être justifié dans notre propre jugement, il montre cependant que nous reconnaissons réellement la validité de l’impératif catégorique et que nous nous permettons simplement quelques exceptions sans importance.
— Je suis bien d’accord avec ça; personne n’est parfait.
— Nous avons donc prouvé que seul l’impératif catégorique peut exprimer une législation réelle, continua Kant. Même si nous avons exposé clairement selon moi une formule qui le détermine pour toute application, nous ne sommes pas encore parvenus à démontrer a priori qu’un tel impératif existe réellement, qu’il y ait une loi pratique qui commande absolument par soi sans aucun mobile, et que l’obéissance à cette loi soit le devoir.
— Si tu le dis. Moi je te suis.
— Nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il faut qu’elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur la terre, de point d’attache ou de point d’appui, dit Kant. Il faut que la philosophie manifeste ici sa pureté, en se faisant la gardienne de ses propres lois, au lieu d’être le héraut de celles qui lui suggèrent un sens inné ou je ne sais quelle nature tutélaire.
— Oui, de la pure…
— La valeur propre, incomparablement supérieure à tout, d’une volonté absolument bonne, consiste en ceci : le principe de l’action est indépendant de toutes les influences exercées par des principes contingents, les seuls que l’expérience peut fournir, ajouta Kant. Contre cette faiblesse ou même cette basse manière de voir, qui fait qu’on cherche le principe moral parmi des mobiles et des lois empiriques, on ne saurait trop faire entendre d’avertissements ni trop souvent; car la raison, dans sa lassitude, se repose volontiers sur cet oreiller, et, bercée dans son rêve par de douces illusions, elle substitue à la moralité un monstre bâtard formé de l’ajustement artificiel de membres d’origines diverses qui ressemble à tout ce qu’on veut y voir, sauf cependant à la vertu, pour celui qui l’a une fois envisagé dans sa véritable forme.
Kant observa le squale chimérique qui n’avait rien de doux, envisageant sa véritable forme.
— Quel monstre bâtard, murmura-t-il avant de reprendre contenance. La question est donc celle-ci : est-ce qu’une loi nécessaire pour tous les êtres raisonnables, que de juger toujours leurs actions d’après des maximes telles qu’ils puissent vouloir eux-mêmes qu’elles servent de lois universelles? Si cette loi est telle, elle doit être liée a priori au concept de la volonté d’un être raisonnable en général.
— Ne me dis pas que pour découvrir cette connexion, il faut entrer dans la Métaphysique des mœurs? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Dans une philosophie pratique, où il s’agit de poser, non pas des principes de ce qui arrive, mais des lois de ce qui doit arriver, quand même cela n’arriverait jamais, c’est-à-dire des lois objectives pratiques, nous n’avons pas à instituer de recherche sur cette fin, car tout cela fait partie d’une doctrine empirique de l’âme qui devrait constituer la seconde partie d’une doctrine de la nature en tant qu’elle est fondée sur des lois empiriques. Ici, il s’agit de la loi pratique objective, par suite du rapport d’une volonté à elle-même, en tant qu’elle se détermine uniquement par la raison.
— Il s’agit ici du subconscient collectif, par suite du rapport du negen-vouloirêtre à lui-même, en tant qu’il détermine la raison, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Dans ce cas, tout ce qui a rapport à ce qui est empirique se supprime de lui-même, parce que si la raison par elle seule détermine la conduite, il faut qu’elle le fasse nécessairement a priori, ajouta Kant. La volonté est conçue comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois. Et une telle faculté ne peut se rencontrer que dans des êtres raisonnables.
— Faux, même des gens qui ne sont pas raisonnables pourraient se déterminer eux-mêmes à agir conformément à certaines lois; les gens qui ne sont pas raisonnables ne violent pas toutes les lois quand même. Et tu ne peux pas bâtir ton concept de volonté en disant que les gens pas raisonnables n’en ont pas; ils ont autant de volonté ou de negen-vouloirêtre que les gens raisonnables, c’est juste qu’ils ne jugent pas leurs propres actions.
— Ce qui sert à la volonté de principe pour se déterminer elle-même, c’est la fin, et, si celle-ci est donnée par la seule raison, elle doit valoir également pour tous les êtres raisonnables, rétorqua Kant. Ce qui, au contraire, contient simplement le principe de la possibilité de l’action dont l’effet est la fin s’appelle le moyen. Le principe subjectif du désir est le mobile, le principe objectif du vouloir est le motif. De là la différence entre les fins objectives qui tiennent à des motifs et les fins subjectives qui tiennent à des mobiles : les principes pratiques formels sont objectifs, c’est-à-dire qu’ils font abstraction de toutes fins subjectives; les principes pratiques matériels sont subjectifs, c’est-à-dire qu’ils font abstraction de toutes fins objectives. Les fins matérielles ne sont toutes que relatives et ne fondent que des impératifs hypothétiques.
— C’est sûr, parce que les impératifs hypothétiques sont les impératifs d’habileté et de prudence, les deux qui regardent les moyens pour atteindre une fin. C’est comme dire «la fin justifie les moyens».
— C’est bien là le problème, car si cette fin ne peut avoir de valeur absolue, c’est-à-dire qu’elle ne pourrait être un principe de lois déterminées, impossible de trouver le principe d’un impératif catégorique, c’est-à-dire d’une loi pratique.
— Tu essaies de trouver les lois implicites du subconscient collectif, c’est quand même fort, dit l’organisateur du pool de pétanque. Ça nous amène où tout ça?
— Je dis : l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui ne concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin.
— Ça va de soi, commenta l’organisateur du pool de pétanque. C’est juste que, même si ça va de soi, le k avec deux barres est l’outil divin pour traiter les autres comme des moyens : c’est la base de l’antagonisme des classes. Les inclinations ont bien plus de valeur que toute forme d’impératif catégorique.
— Les inclinations mêmes, comme sources du besoin, ont si peu de valeur absolue qui leur donne le droit d’être désirées pour elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de tout être raisonnable.
— Alors il n’y a jamais eu, n’y a pas et n’y aura jamais d’êtres raisonnables sur Terre tant que le k avec deux barres va se masturber.
Kant ne voulait pas regarder, mais la curiosité était comme un impératif intellectuel. Regrettant à l’avance ce qu’il allait voir, il osa lancer un regard à l’incarnation de l’impératif kapital.
— Au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble, rétorqua Kant.
— Le principe est bon, mais ce n’est pas ce qui se passe sur le plancher des vaches, objecta l’organisateur du pool de pétanque. Un être, aussi raisonnable soit-il, qui se voit lui-même comme une fin en soit, peut tomber dans le piège de voir les autres comme des moyens pour sa propre fin, et puisque cette fin, qu’elle soit bénéfique ou pas, va générer un impératif quelconque, l’être raisonnable ajustera son mobile en fonction des motifs possibles.
— Quand même, les personnes ne sont donc pas des fins simplement subjectives, dont l’existence, comme effet de notre action, à une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est une fin soi-même, et même une fin telle qu’elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens.
— Toutes les fins objectives devraient être au service des fins objectives; c’est un peu ce qui se passe en cette ère du poisson. Le droit divin liquide sert à déterminer arbitrairement quelles fins seront les moyens de quelles autres fins.
— Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : «la nature raisonnable existe comme fin en soi.»
— Pourquoi juste la raisonnable? demanda l’organisateur du pool de pétanque. Raisonnable de quel point de vue? Et si la nature n’était pas naturellement raisonnable?
— Peu importe, l’homme se représente nécessairement de nature raisonnable et qui a le droit d’exister comme fin en soi, rétorqua Kant. C’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi; c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci : «agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.»
— Avec une telle simplicité, pas surprenant que l’impératif capital soit plus populaire que l’impératif catégorique.
— J’aimerais revenir à mes quatre exemples, statua Kant.
— Amuse-toi.
— En premier lieu, selon le concept du devoir nécessaire envers soi-même, celui qui médite le suicide se demandera si son action peut s’accorder avec l’idée de l’humanité comme fin en soi. Il ne peut se servir de lui-même comme moyen pour se faire du mal, car cette fin est en contradiction avec elle-même.
— C’est un peu aussi ça le pouvoir de l’impératif kapital : la fin recherchée est très souvent la liberté. Celui qui médite sur le suicide cherche la libération, pas à déterminer si son geste est moral ou pas.
— En deuxième lieu, pour ce qui est du devoir nécessaire ou devoir strict envers les autres, celui qui a l’intention de faire à autrui une fausse promesse apercevra aussitôt qu’il veut se servir d’un autre homme simplement comme d’un moyen, sans que ce dernier contienne en même temps la fin en lui-même, continua Kant.
— Encore une fois, l’impératif kapital aura toujours préséance sur l’impératif catégorique dans ce genre de situation. Le mensonge offre trop souvent plus de liberté que la vérité.
— En troisième lieu, pour ce qui est du devoir contingent, ou méritoire, envers soi-même, ce n’est pas assez que l’action ne contredise pas l’humanité dans notre personne, comme fin en soi; il faut encore qu’elle soit en accord avec elle, continua Kant.
— Difficile d’être en accord avec l’humanité quand elle est divisée par l’impératif kapital, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque.
— En quatrième lieu, au sujet du devoir méritoire envers autrui, la fin naturelle qu’ont tous les hommes, c’est leur bonheur propre, ajouta Kant.
— Je ne crois pas avoir besoin de t’expliquer ici l’impact de l’impératif kapital.
— À coup sûr, l’humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui, tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos délibéré; mais ce ne serait là cependant qu’un accord négatif, non positif, avec l’humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu’il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes fins.
— Le sujet qui voit les autres comme des moyens est un pharaon, dit l’organisateur du pool de pétanque. Le sujet qui voit les autres comme des fins est un sujet. Le pharaon qui voit les autres comme des pharaons est un sujet. Le pharaon qui voit les autres comme des sujets ne mérite pas de se sentir comme un pharaon. La fin du sujet est le moyen du pharaon et le moyen du sujet est la fin du pharaon. Je pourrais aussi utiliser le concept pour reformuler ton impératif pratique : «Même si tu te sens comme un pharaon, agis comme un sujet ; traite les autres comme des pharaons, pas des sujets.»
— Ce principe, d’après lequel l’humanité et toute nature raisonnable en général sont considérées comme fin en soi, est la condition suprême qui limite la liberté des actions de tout homme, continua Kant. Il n’est pas emprunté à l’expérience d’abord à cause de son universalité, puisqu’il s’étend à tous les êtres raisonnables en général.
— Donc, quand on dit que notre liberté s’arrête où commence celle des autres, c’est parce que les autres, comme moi, doivent considérer chaque individu comme une fin en soi, résuma l’organisateur du pool de pétanque. Mais puisque, contrairement à toi avec la volonté et la liberté, moi je philosophe selon le negen-vouloirêtre et la paix. Pour autant, je ne dirais pas que notre paix commence où s’arrête celle des autres. Là où une paix s’arrête, toutes les paix s’arrêtent.
— C’est que le principe de toute législation pratique réside objectivement dans la règle et dans la forme de l’universalité, qui la rend capable, d’après le premier principe, d’être une loi, tandis que subjectivement c’est dans la fin qu’il réside; or le sujet de toutes les fins, c’est tout être raisonnable, comme fin en soi, d’après le second principe. De là résulte maintenant le troisième principe pratique de la volonté, comme condition suprême de son accord avec la raison pratique universelle, à savoir, l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle. La volonté n’est donc pas simplement soumise à la loi, mais elle y est soumise de telle sorte qu’elle doit être regardée également comme instituant elle-même la loi, et comme n’y étant avant tout soumise que pour cette raison.
— La volonté écrit la loi? demanda l’organisateur du pool de pétanque. De mon point de vue, c’est le negen-vouloirêtre qui n’écrit pas la liberté. Ça a encore plus de sens avec la maxime qui dit que la liberté des uns s’arrête à celle des autres.
— Et le devoir là-dedans? demanda Kant. L’impératif catégorique n’est admis ainsi que parce qu’il fallait l’admettre comme tel si l’on voulait expliquer le concept de devoir. Mais qu’il y ait des propositions pratiques qui commandent catégoriquement, c’est une vérité qui ne pouvait se démontrer dès l’abord, et il n’est même pas possible que cette démonstration se produise ici encore, dans cette section.
— C’est interminable ton affaire, maugréa l’organisateur du pool de pétanque. Au moins, on a montré que tout intérêt dans l’acte de negen-vouloirêtre immoral par devoir a été détaché pour distinguer les impératifs hypothétiques de l’impératif catégorique. Et qu’une volonté souveraine législatrice ne peut dépendre d’une autre loi pour avoir valeur de loi universelle. C’est comme dire qu’une volonté souveraine législatrice doit être libre de penser ses lois universelles ; une volonté qui veut vouloir légiférer sur des lois universelles pour commander de toujours agir en vertu de la maxime qui stipule que la volonté doit vouloir légiférer sur des lois pour commander d’agir selon la maxime qui stipule que la volonté voulue légifère des commandements…
— Très drôle, l’interrompit Kant sans rire. Vous ne voyez pas pourquoi toutes les tentatives pour découvrir le principe de la moralité ont échoué? On voyait l’homme lié par son devoir à des lois, mais on ne réfléchissait pas qu’il n’est soumis qu’à sa propre législation, encore que cette législation soit universelle, et qu’il n’est obligé d’agir que conformément à sa volonté propre.
— C’est fou quand même. C’est là que je me bidonne quand je vois tout le pouvoir que tous les philosophes tentent de canaliser dans le mot «loi». Une loi n’a rien de positif; elle ne peut que promettre une punition si l’acte interdit par cette même loi est premièrement mis en lumière et deuxièmement condamné. La seule chose qui est plus violée que la loi, c’est la femme. Ce que tu cherches c’est une règle, mais je te laisse le choix du vocabulaire, c’est toi le joueur de pétanque.
— C’est cette conséquence de tout point inévitable qui faisait que tout effort pour trouver un principe suprême du devoir était perdu sans retour, ajouta Kant. Car on ne découvrait jamais le devoir, mais la nécessité d’agir par un certain intérêt. J’appellerai donc ce principe, principe de l’autonomie de la volonté, en opposition avec tous les autres principes, que pour cela je mets au compte de l’hétéronomie.
— Donc, penser pour soi-même ou penser pour les autres, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Le concept de l’homme autonome qui se juge du point de vue des maximes de sa volonté qui établissent une législation universelle conduit à un autre concept très fécond qui s’y rattache, je veux dire le concept d’un règne des fins. Or, par règne j’entends la liaison systématique de divers êtres raisonnables par des lois communes.
— Si tu veux mon avis, nous en sommes à mon ère au règne des moyens. Or, par règne j’entends la liaison hiérarchique de divers êtres kyurensiiites.
— Puisque des lois déterminent les fins pour ce qui est de leur aptitude à valoir universellement, si l’on fait abstraction de la différence personnelle des êtres raisonnables et aussi de tout le contenu de leurs fins particulières, on pourra concevoir un tout de toutes les fins, un tout consistant en une union systématique, c’est-à-dire un règne des fins qui est possible d’après les principes énoncés plus haut.
— Ça ressemble au concept d’Ensemble Potentiel de la géninomie. Est-ce que tu crois que dans la raison se cache un modèle de société parfaite?
— Quand tout un chacun agit selon l’impératif catégorique, ça ne peut que bien aller, dit Kant. Personne ne prend personne comme moyen, tous sont des fins en soi. Évidemment, c’est un idéal, mais ce concept aide à déterminer la moralité elle-même. Car la moralité consiste dans le rapport de toute action à la législation qui seule rend possible un règne des fins.
— Ça j’aime ça, s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque. Faut être vaniteux en tabarnak pour prétendre agir selon la législation autoproclamée qui seule rend possible un règne des fins. «Moi? Moi, toutes mes actions sont motivées exclusivement par l’impératif catégorique, ce qui seul peut permettre l’établissement d’un règne des fins comme seuls des êtres raisonnables peuvent l’entendre. Moi, ma maxime est une loi universelle, telle que ma volonté se considère elle-même comme constituant en même temps par sa maxime une législation universelle. »
— La nécessité d’agir d’après ce principe que vous ridiculisez s’appelle contrainte pratique, c’est-à-dire devoir, dit Kant. Et cela non pas pour quelque autre motif pratique ou quelque futur avantage, mais en vertu de l’idée de la dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi que celle qu’il institue en même temps lui-même. Dans le règne des fins tout à un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.
— Dans le règne des moyens, tout à un prix, surtout la dignité, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Tout ce qui a un prix peut être remplacé par quelque chose d’autre, à titre de profit ou de dette. Ce qui est supérieur à tout prix est ce qui n’admet pas de profit ou de dette.
— Ce qui constitue la condition, qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix marchand ou un prix sentimental, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité, continua Kant.
— Donc la dignité n’a pas de prix, mais elle a une valeur? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Ni la nature ni l’art, qui portent un prix marchand pour l’un et un prix sentimental pour l’autre, ne contiennent rien qui puisse être mis à la place de la fidélité à ses promesses ou de la bienveillance par principe, si de telles qualités viennent à manquer ; car leur valeur consiste, non dans les effets qui en résultent, non dans l’avantage et le profit qu’elles constituent, mais dans les intentions, c’est-à-dire dans les maximes de la volonté qui sont prêtes à se traduire ainsi en actions, alors même que l’issue ne leur serait pas favorable, dit Kant.
— C’est un peu ça qui est bâtard de ton impératif catégorique. C’est que ça donne l’impression que même si tu agis par devoir, mais que par hasard c’est profitable pour toi, c’est comme si la valeur de l’action chutait comme la valeur de l’action d’une compagnie qui décide de concevoir des produits qui se réparent. Au moins, avec ton concept t’intention, c’est plus compréhensible comme morale.
— Il n’y a que la raison qui soit requise pour comprendre l’impératif catégorique une fois énoncé, sans chercher à obtenir gain de cause par des insinuations, ce qui au surplus dans des devoirs serait contradictoire, continua le philosophe prussien. Une disposition d’esprit qui estime les fins comme l’objet d’un respect immédiat fait reconnaître sa valeur de dignité, et elle la met à part infiniment au-dessus de tout prix; on ne peut d’aucune manière la mettre en balance ni la faire entrer en comparaison avec n’importe quel prix, sans porter atteinte en quelque sorte à sa sainteté.
— Vire pas fou, la sainteté d’une chose est une façon de la quantifier exactement comme n’importe quel prix.
— Et qu’est-ce donc qui autorise l’intention moralement bonne ou la vertu à élever de si hautes prétentions? demanda Kant.
— C’est la faculté qu’elle donne à un membre d’un règne possible des fins d’établir des lois universelles, mais il y était destiné de toute façon étant une fin en soi libre au regard des lois de la nature et n’obéissant qu’à ses propres lois tant que ses maximes peuvent appartenir à une législation universelle? demanda d’un souffle l’organisateur du pool de pétanque.
— C’est pas mal ça, oui, répondit Kant. Disons que la législation même qui détermine toute valeur doit avoir précisément pour cela une dignité, c’est-à-dire une valeur inconditionnée, incomparable, que traduit le mot respect, le seul qui fournisse l’expression convenable de l’estime qu’un être raisonnable en doit faire. L’autonomie est donc un principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable.
— Youppi.
— Les trois manières dont nous avons indiqué de représenter le principe de la moralité ne sont au fond qu’autant de formuler d’une seule et même loi, formules dont chacune contient en elle par elle-même les deux autres.
— Premièrement, TU as indiqué de représenter des choses, le reste du monde suit ton raisonnement fastidieux en se disant que tu es lourd en crisse… Deuxièmement, c’est quoi les trois formules déjà?
— «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen», «agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature» et «Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle». Il y a cependant entre elles une différence, qui à vrai dire est plutôt subjectivement qu’objectivement pratique, et dont le but est de rapprocher une idée de la raison de l’intuition et par là du sentiment. Toutes les maximes ont premièrement une forme, qui consiste dans l’universalité, et à cet égard la formule de l’impératif moral est la suivante : il faut que les maximes soient choisies comme si elles devaient avoir la valeur de lois universelles de la nature.
— Combien de fois on va répéter ça encore?
— Deuxièmement, les maximes ont une matière, c’est-à-dire une fin, et voici alors ce qu’énonce la formule : l’être raisonnable, étant par sa nature une fin, étant par suite une fin en soi, doit être pour toute maxime une condition qui serve à restreindre toutes les fins simplement relatives et arbitraires.
— Quiconque n’est pas une fin par nature, cette fin par nature n’est qu’une convention entre les humains qui fonde ça et tant mieux parce que dans la nature, il n’y a que des moyens, la seule fin étant que la nature n’a pas de fin. Mais c’est comme tu veux.
— Troisièmement, les maximes ont une détermination complète de toutes les maximes par cette formule, à savoir, que toutes les maximes qui dérivent de notre législation propre doivent concourir à un règne possible des fins comme à un règne de la nature.
— Ce que l’impératif kapital sape de tous les côtés.
— Ainsi, quand il s’agit de porter un jugement moral, il serait mieux de toujours procéder selon la stricte méthode, et de prendre pour principe la formule universelle de l’impératif catégorique : «Agis selon la maxime qui peut en même temps s’ériger elle-même en loi universelle.»
— Oh oui, ce serait mieux…
— Maintenant, nous pouvons finir par où nous avions commencé, c’est-à-dire par le concept de la volonté inconditionnellement bonne, continua Kant. Est absolument bonne la volonté qui ne peut être mauvaise, dont par suite la maxime, quand elle est convertie en loi universelle, ne peut jamais se contredire elle-même. Ce principe est donc aussi sa loi suprême : agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses la vouloir en même temps portée à l’universel, à la façon d’une loi; c’est l’unique condition sous laquelle une volonté ne peut jamais être en opposition avec elle-même, et un tel impératif est catégorique. Et puisqu’il existe une analogie entre l’existence des choses selon des lois universelles, l’élément formel de la nature en général, et la valeur de la volonté comme loi universelle, l’impératif catégorique peut encore s’exprimer ainsi : «Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature.» C’est donc ainsi qu’est constituée la formule d’une volonté absolument bonne.
— Si tu le dis…
— La nature raisonnable se distingue des autres par ceci, qu’elle se pose à elle-même une fin, continua Kant. Cette fin serait la matière de toute bonne volonté, mais comme une fin existant par soi, qu’elle soit par suite conçue d’une façon seulement négative, c’est-à-dire comme une fin contre laquelle on ne doit jamais agir, qui ne doit donc jamais être estimée simplement comme moyen, qui doit être toujours estimée en même temps dans tout acte de vouloir comme une fin.
— Encore cette histoire de fin en soi pour ne pas voir le côté potentiellement téléologique de la démarche ; parce que l’impératif catégorique, aussi a priori soit-il, a quand même un télos caché: le principe d’agir moralement ou si tu préfères, le principe de ne pas être immoral.
— Comme principe fondamental de toutes les maximes des actions il faut poser le sujet des fins, c’est-à-dire l’être raisonnable même, ne doit jamais être traité simplement comme un moyen, mais comme une condition limitative suprême dans l’usage de tous les moyens, c’est-à-dire toujours en même temps comme une fin, expliqua Kant. Car c’est précisément l’aptitude de ses maximes à constituer une législation universelle qui distingue l’être raisonnable comme fin en soi. Voilà pourquoi on appelle aussi de tels êtres des personnes.
— Il n’y a pas beaucoup de personnes qui sont des personnes, si tu veux mon avis, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Quoi qu’il en soit, c’est ainsi qu’un monde d’êtres raisonnables, considérés comme un règne des fins, est possible, et cela par législation propre de toutes les personnes comme membres, expliqua Kant. D’après cela, tout être raisonnable doit agir comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur dans le règne universel des fins. Le principe formel de ces maximes est: «agis comme si ta maxime devait servir en même temps de loi universelle pour tous les êtres raisonnables.»
— Tu dois trouver ça décevant de savoir que presque deux cents ans après ta mort, nous sommes encore loin du règne des fins.
— C’est assez décevant, en effet, murmura Kant avant de continuer. La moralité est le rapport des actions à l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire à la législation universelle possible par les maximes de cette volonté. L’action qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est permise: celle qui ne le peut pas est défendue. La volonté dont les maximes s’accordent nécessairement avec les lois de l’autonomie est une volonté sainte, absolument bonne. La dépendance d’une volonté qui n’est pas absolument bonne à l’égard du principe de l’autonomie, c’est l’obligation. L’obligation ne peut donc être rapportée à un être saint. La nécessité objective d’une action en vertu de l’obligation s’appelle devoir.
— Ça aussi? demanda l’organisateur du pool de pétanque. On tourne en rond un peu, non?
— Nous avons montré plus haut comment ce n’est ni la crainte, ni l’inclination, mais uniquement le respect pour la loi qui est le mobile capable de donner à l’action une valeur morale, expliqua Kant.
— Tu as montré des choses, moi j’essaie de suivre et de te faire chier avec le negen-vouloirêtre au lieu de la volonté. Selon moi, ce n’est pas le negen-vouloirêtre qui peut être autonome, mais plutôt la raison elle-même.
— J’aimerais maintenant parler de l’autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité, continua Kant. L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. Malheureusement, cela ne peut être démontré par la simple analyse des concepts impliqués dans la volonté, car cet impératif serait une proposition synthétique; il faudrait dépasser la connaissance des objets et entrer dans une critique du sujet, c’est-à-dire de la raison pure pratique.
— Donc, cette proposition synthétique serait plus empirique, plus matérielle, qu’un impératif formel? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Exactement, mais quand même a priori, acquiesça Kant. En effet, il se trouve par là que le principe de la moralité doit être un impératif catégorique, et que celui-ci ne commande ni plus ni moins que cette autonomie même. Maintenant, j’aimerais parler de l’hétéronomie de la volonté comme source de tous les principes illégitimes de la moralité.
— Amuse-toi.
— Comme lorsque j’ai expliqué la notion d’hétéronomie, ce n’est pas la volonté qui se donne à elle-même la loi, c’est l’objet qui la lui donne par son rapport à elle, expliqua le philosophe prussien. Ce rapport, qu’il s’appuie sur l’inclination ou sur les représentations de la raison, ne peut rendre possibles que des impératifs hypothétiques; je dois faire cette chose, parce que je veux cette autre chose. Au contraire, l’impératif moral, par conséquent catégorique, dit: je dois agir de telle ou telle façon, alors même que je ne voudrais pas autre chose.
— Par exemple, selon le premier impératif, je pourrais dire: «Je ne dois pas être moi si je veux être aimé»; selon le second ce serait: «Je ne dois pas être moi alors même qu’être moi ne me ferait pas encourir la moindre honte.», dit l’organisateur du pool de pétanque.
— Vous êtes si mal commode?
— Si tu savais…
— Dans tout ça, il faut en effet que la raison pratique, ou la volonté, ne se borne pas à administrer un intérêt étranger, mais qu’elle manifeste uniquement sa propre autorité impérative, comme législation suprême. Ce qui rend votre exemple nul car ce n’est pas tout le monde qui ne doit pas être soi.
— Je m’en câlisse.
— Est-ce que je peux maintenant parler de la classification de tous les principes de la moralité qui peuvent résulter du concept fondamental de l’hétéronomie, tel que nous l’avons défini ? demanda Kant.
— Bien sûr, c’est toi le joueur de pétanque. Allez, pétanque.
— La raison humaine a ici comme partout dans son usage pur, aussi longtemps que la Critique lui a manqué, tenté toutes les fausses voies possibles avant de réussir à rencontre la seule vraie, commença Kant. Tous les principes qu’on peut admettre de ce point de vue sont ou empiriques ou rationnels. Les premiers, tirés du principe du bonheur, sont fondés sur le sentiment, physique ou moral; les seconds, tirés du principe de la perfection, sont fondés, ou bien sur le concept rationnel de la perfection, considérée comme effet possible, ou bien sur le concept d’une perfection existant par soi, comme la volonté de Dieu, considérée comme cause déterminante de notre volonté.
— La perfection existant par soi serait le negen-vouloirêtre de Dieu? demanda l’organisateur du pool de pétanque. Dommage que je ne croie pas en Dieu.
— Des principes empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à des lois morales, continua Kant. Cependant, le principe du bonheur personnel est le plus condamnable, non pas seulement parce qu’il est faux et que l’expérience contredit la supposition que le bien-être se règle toujours sur le bien-faire; non pas même seulement parce qu’il ne contribue pas le moins du monde à fonder la moralité, car c’est tout autre chose de rendre un homme heureux que de le rendre bon, de le rendre prudent et perspicace pour son intérêt que de le rendre vertueux.
— En effet, rendre quelqu’un de vertueux se fait tout seul, tant et aussi longtemps que la personne en question met en pratique des vertus, si on se fie à Aristote, ironisa l’organisateur du pool de pétanque.
— Parce que cette personne suppose sous la moralité des mobiles qui plutôt la minent et en ruinent toute la grandeur; les principes empiriques comprennent en effet dans une même classe les motifs qui poussent à la vertu et ceux qui poussent au vice, mais ils effacent absolument la différence spécifique qu’il y a entre les deux ; ils enseignent seulement à mieux calculer.
— Donc, quelle serait cette différence spécifique qui s’efface entre le motif qui pousse à la vertu et le motif qui pousse au vice serait le bien?
— Peu importe, c’est effacé, s’exclama Kant. Quant au sentiment moral, ce prétendu sens particulier, il se rapproche cependant davantage de la moralité et de la dignité qui lui est propre, parce qu’il fait à la vertu l’honneur de lui attribuer immédiatement la satisfaction qu’elle donne et le respect que nous avons pour elle, et qu’il ne lui dit pas pour ainsi dire en face que ce n’est pas sa beauté, mais seulement l’intérêt qui nous attache à elle.
— Rares sont ceux qui sont attachés à la vertu par l’intérêt.
— Parmi les principes rationnels de la moralité, le concept ontologique de la perfection, si vide, si indéterminé qu’il soit, ce concept vaut néanmoins mieux encore que le concept théologique qui déduit la moralité d’une volonté divine absolument parfaite, non seulement parce que nous n’avons pas malgré tout l’intuition de la perfection de Dieu, mais parce que, si nous procédons de la sorte, le seul concept qui nous reste de la divine volonté poserait nécessairement les fondements d’un système de morale qui serait juste le contraire de la moralité, celle-ci tirée des attributs de l’amour de la gloire et de domination, lié aux représentations redoutables de la puissance et de l’esprit de vengeance.
— De toute façon, ce serait hétéronome de se fier à Dieu pour bâtir notre morale, n’est-ce pas?
— Effectivement, Or, si j’avais à choisir entre le concept du sens moral à celui de la perfection en général, je me résoudrais en faveur du dernier, parce qu’au moins en enlevant à la sensibilité le soin de décider la question, le concept de la perfection réserve cependant sans fausser la question pour une détermination plus précise l’idée indéterminée d’une volonté bonne en soi.
— Je crois que je suis d’accord. Est-ce qu’il n’y aurait pas d’autres systèmes moraux à réfuter?
— Au reste, je crois pouvoir me dispenser d’une réfutation étendue de tous ces systèmes, répondit Kant. Mais ce qui nous intéresse ici davantage, c’est de savoir que ces principes ne donnent jamais d’autre premier fondement à la moralité que l’hétéronomie de la volonté et c’est précisément pour cela qu’ils doivent nécessairement manquer leur but. Toutes les fois qu’on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de prescrire à la volonté la règle qui la détermine, la règle n’est qu’hétéronomie. Que l’objet détermine la volonté au moyen de l’inclination, comme dans le principe du bonheur personnel, ou au moyen de la raison appliquée aux objets possibles, de notre vouloir en général, comme dans le principe de la perfection, la volonté ne se détermine jamais immédiatement elle-même par la représentation de l’action, mais seulement par le mobile résultant de l’influence que l’effet présumé de l’action exerce sur elle: je dois faire telle chose parce que je veux telle autre chose.
— Et ça crée un déluge d’impératifs hypothétiques.
— La volonté absolument bonne, dont le principe doit être un impératif catégorique, sera donc indéterminée à l’égard de tous les objets; elle ne contiendra que la forme du vouloir en général, et cela comme autonomie; c’est-à-dire que l’aptitude de la maxime de toute bonne volonté à s’ériger en loi universelle est même l’unique loi que s’impose à elle-même la volonté de tout être raisonnable, sans faire intervenir par-dessous comme principe un mobile ou un intérêt quelconque.
— Du pur negen-vouloirêtre, avant que les apeirotypes du subconscient ne lui donnent un sens.
— Vous en avez parlé tantôt, mais je ne connais pas les apeirotypes.
— Notre discussion est assez complexe comme ça, ce ne serait pas pertinent d’élaborer là-dessus. Alors, comment conclure cette section?
— Bref, comment une telle proposition pratique synthétique à priori est possible et pourquoi elle est nécessaire, c’est là un problème dont la solution ne peut plus se trouver dans les limites de la métaphysique des mœurs. Nous n’avons même pas affirmé ici la vérité de cette proposition: encore moins avons-nous prétendu en avoir une preuve entre les mains. Nous avons seulement montré, par le développement du concept universellement reçu de la moralité, qu’une autonomie de la volonté y est inévitablement liée, ou plutôt en est le fondement. Celui donc qui tient la moralité pour quelque chose de réel, et non pour une idée chimérique sans vérité, doit aussi accepter le principe que nous lui avons assigné.
— Il y a une idée chimérique qui n’a rien à faire de ta moralité, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
Kant lança un regard au monstre à tête de requin qui se masturbait. Le représentant de l’impératif kapital le dégoûta alors le philosophe prussien s’en détourna.
— Cette section a donc été comme la première purement analytique, continua Kant. Quant à prouver maintenant que la moralité n’est pas une chimère comme le k avec deux barres, assertion qui est une conséquence bien fondée, si l’impératif catégorique est vrai, et avec lui l’autonomie de la volonté, et s’il est absolument nécessaire comme un principe a priori, cela exige la possibilité d’un usage synthétique de la raison pure pratique, mais que nous ne pouvons pas tenter, sans instituer auparavant une critique de cette faculté même de la raison.
Boule #D : Fondements de la métaphysique des moeurs
Section 3 : passage de la métaphysique des mœurs à la critique de la raison pure pratique
— Le concept de la liberté est la clef de l’explication de l’autonomie de la volonté, commença Kant.
— Pas toi aussi, s’exclama l’organisateur du pool de pétanque. C’est bien beau croire que la liberté est la panacée de l’être humain, mais vous êtes tous dans le champ. S’il y a une seule chose que Saint-Augustin a dite d’intelligent, c’est bien que l’homme ne recherche pas la liberté, même si c’est ce qu’il croit, mais bien la fucking paix tabarnak.
— La volonté est une sorte de causalité des êtres vivants, en tant qu’ils sont raisonnables, et la liberté serait la propriété qu’aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de causes étrangères qui la déterminent; de même que la nécessité naturelle est la propriété qu’a la causalité de tous les êtres dépourvus de raison d’être déterminée à agir par l’influence de causes étrangères.
— La volonté, ou le negen-vouloirêtre, est aussi présente chez les êtres raisonnables que chez ceux qui ne le sont pas. La liberté n’est pas une propriété du negen-vouloirêtre, c’est seulement un éventail d’options possibles au-delà des lois; et quand je parle de «loi», je parle seulement de conventions humaines, pas des règles de la nature. La seule causalité des êtres vivants, c’est que leurs parents ont fourré pour les engendrer.
— La définition que j’ai donnée de la liberté est négative, et par conséquent, pour en saisir l’essence, inféconde; mais il en découle un concept positif de la liberté, qui est d’autant plus riche et plus fécond.
— Il n’y a rien de fécond dans ton concept de liberté. Tu as juste dit que c’était une propriété de la volonté, volonté que tu as établie selon tes préceptes autonomes, mais pas nécessairement véridiques. C’est juste logique, mais un tissu de mensonges peut être logique.
— Comme le concept d’une causalité implique en lui celui de lois, dans le sens où la loi implique un effet par quelque chose qui le cause, la liberté n’est pas cependant pour cela en dehors de toute loi; au contraire, elle doit être une causalité agissant selon des lois immuables, car autrement une volonté libre serait un pur rien.
— L’esprit est un pur rien, toute notre cognition est juste une cathédrale de mots et de concepts qui dansent au rythme des apeirotypes, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Et pour en revenir à ta liberté, si elle est encadrée par une loi, même une loi aussi pure que l’impératif catégorique, ce n’est plus la liberté.
— En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété qu’elle a d’être à elle-même sa loi? demanda Kant.
— Pour moi, l’autonomie ne s’attribue pas au negen-vouloirêtre, mais à la raison. Et elle ne rend personne libre dans le monde physique, elle rend la personne lucide dans sa psyché. Même si je pense par moi-même avec une moralité exemplaire, je ne suis pas plus libre, c’est peut-être même l’inverse car quelqu’un qui ne serait pas soumis à l’impératif catégorique aurait plus d’options possibles face à une situation donnée, donc plus de liberté. Je sais que tu reviens plus tard sur cette notion de soumission, alors je t’accorde tout de suite que ce n’est pas faux que ce n’est pas une soumission dans le sens où il y aurait un châtiment à ne pas s’y soumettre.
— Une volonté absolument bonne est celle dont la maxime peut toujours enfermer en elle-même la loi universelle qu’elle est capable d’être, répondit Kant. Car par l’analyse du concept d’une volonté absolument bonne, on ne peut découvrir cette propriété de la maxime. Mais des propositions synthétiques de ce genre ne sont possibles qu’à la condition que deux notions soient liées l’une à l’autre grâce à leur union avec une troisième où elles doivent de part et d’autre se rencontrer. Le concept positif de la liberté fournit ce troisième terme, qui ne peut être, comme pour les causes physiques, la nature du monde sensible. Mais quel est ce troisième terme auquel nous renvoie la liberté et dont nous avons a priori une idée, il est encore trop tôt pour pouvoir l’indiquer ici, ainsi que pour faire comprendre comment le concept de la liberté se déduit de la raison pure pratique et comment par là également est possible un impératif catégorique. La liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables.
— Me semblait que nous ne nous trouvions plus dans la métaphysique, et que nous passions à la critique de la raison pure pratique, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Je dis donc: tout être qui ne peut agir autrement que sous l’idée de la liberté est par cela même, au point de vue pratique, réellement libre, répliqua Kant. C’est-à-dire que toutes les lois qui sont inséparablement liées à la liberté valent pour lui exactement de la même façon que si sa volonté eût été aussi reconnue libre en elle-même et par des raisons valables au regard de la philosophie théorique.
— Non, c’est une illusion. Tu te trompes entre la liberté d’agir et la liberté de penser.
— Il est impossible de concevoir une raison qui en pleine conscience recevrait pour ses jugements une direction du dehors; car alors le sujet attribuerait, non pas à sa raison, mais à une impulsion, la détermination de sa faculté de juger.
— La raison est l’outil de notre psyché qui sert à bâtir des idées avec les mots et les concepts, donc qu’elle soit autonome ou hétéronome ne change rien à l’outil lui-même, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Que la raison soit autonome ou hétéronome ne change rien non plus à l’impulsion; cette impulsion est en soi le negen-vouloirêtre et il ne détermine pas la faculté de juger, ça c’est la raison elle-même qui s’en occupe.
— Il faut que la raison se considère elle-même comme l’auteur de ses principes, à l’exclusion de toute influence étrangère; par suite, comme raison pratique ou comme volonté d’un être raisonnable, elle doit se regarder elle-même comme libre, répondit Kant.
— La raison se considère toujours comme l’auteur de ses principes, ou au moins comme celle qui accepte les principes des autres comme si c’étaient les siens, et tout le monde est libre d’être hétéronome.
— Puis-je parler de l’intérêt qui s’attache aux idées de la moralité? demanda Kant.
— Quoi, tu es bouché? s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque. Vas-y, fait comme si je n’étais pas là.
— Nous n’avons en fin de compte ramené le concept déterminé de la moralité à l’idée de la liberté; mais il ne nous était pas possible de démontrer celle-ci comme quelque chose de réel, pas même en nous et dans la nature humaine; nous nous sommes bornés à voir qu’il nous faut la supposer, si nous voulons concevoir un être comme raisonnable, comme doué de la conscience de sa causalité par rapport aux actions, c’est-à-dire comme doué de volonté, et ainsi nous trouvons que, précisément pour le même motif, nous devons attribuer à tout être doué de raison et de volonté cette propriété de se déterminer à agir sous l’idée de la liberté, continua le philosophe prussien.
— On part sur une base molle molle molle…
— Or nous avons vu que de la supposition de ces idées découle aussi la conscience d’une loi d’action; d’après cette loi, les principes subjectifs des actions, c’est-à-dire les maximes, doivent toujours être adoptés tels qu’ils puissent valoir aussi objectivement et servir par là une législation qui soit universelle, continua Kant. Mais pourquoi dois-je me soumettre à ce principe, et cela en ma qualité d’être raisonnable en général?
— Parce que tu ne veux pas ne pas être moral? Tu vois que c’est quand même téléologique?
— Attendez, attendez… murmura Kant. Il semble donc que nous nous soyons contentés de supposer proprement la loi morale dans l’idée de la liberté, sans pouvoir démontrer la réalité et la nécessité objective de ce principe en lui-même.
— Eh bien.
— Nous nous supposons libres dans l’ordre des causes efficientes afin de nous concevoir dans l’ordre des fins comme soumis à des lois morales, et nous nous concevons ensuite comme soumis à ces lois parce que nous nous sommes attribué la liberté de la volonté; en effet, la liberté et la législation propre de la volonté sont toutes deux de l’autonomie; ce sont par suite des concepts réciproques; mais c’est pour cela précisément qu’on ne peut se servir de l’un pour expliquer l’autre et en rendre raison.
— Effectivement.
— Tout ce qu’on peut faire ainsi, c’est, au point de vue logique, de ramener des représentations en apparence différentes d’un seul et même objet à un concept unique.
— Comme réduire des fractions à leur plus petit dénominateur commun, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Exactement, acquiesça Kant. D’abord, déterminons ce qu’est le sentiment: c’est ce que toutes les représentations qui nous viennent autrement qu’à notre gré ne nous font connaître les objets que comme ils nous affectent, de telle sorte que ce qu’ils peuvent être en soi nous reste inconnu; c’est que, par conséquent, au moyen de cette espèce de représentation, nous ne pouvons arriver qu’à la connaissance des phénomènes, jamais à celle de choses en soi.
— Évidemment, notre cognition, à la base, trie toutes les informations qui entrent dans notre attention, traitant les stimuli pertinents ou évidents, mais en rejetant les autres, expliqua l’organisateur du pool de pétanque. Donc, pour connaître une chose en soi, il faudrait que notre cognition ne filtre aucune information, ce qui est impossible.
— De là nécessairement une distinction, établie en gros il est vrai, entre un monde sensible et un monde intelligible, le premier pouvant beaucoup varier selon la différence de la sensibilité chez les divers spectateurs, tandis que le second, qui sert de fondement au premier, reste toujours le même, expliqua Kant.
— Donc le monde sensible est celui des phénomènes et le monde intelligible celui de tout le réel sans filtration cognitive, résuma l’organisateur du pool de pétanque.
— Même l’homme, d’après la connaissance qu’il a de lui par le sens intime, ne peut se flatter de se connaître lui-même tel qu’il est en soi, continua Kant. Car, comme il ne se produit pas en quelque sorte lui-même et qu’il acquiert le concept qu’il a de lui non pas a priori, mais empiriquement, il est naturel qu’il ne puisse également prendre connaissance de lui-même que par le sens intime, en conséquence de l’apparence phénoménale de sa nature et par la façon dont sa conscience est affectée.
— Pourtant, les humains croient se connaître totalement et souvent restent figés dans le temps à partir de la seconde où on leur annonce qu’ils sont devenus des adultes, commenta l’organisateur du pool de pétanque. Je connais des hordes de gens qui sont les mêmes à quarante ans qu’à dix-huit. J’ai l’air fou quand je dis que je suis un mystère pour moi-même et que tant que ce sera le cas, ça voudra dire que je n’aurai pas atteint mon plein potentiel, ce qui est impossible en soi.
— Mais en même temps l’homme doit admettre nécessairement au-dessus de cette modalité de son propre sujet composée de purs phénomènes quelque chose d’autre encore qui lui sert de fondement, à savoir son Moi, quelle qu’en puisse être d’ailleurs la nature elle-même; et ainsi pour ce qui a rapport à la simple perception et à la capacité de recevoir les sensations, il doit se regarder comme faisant partie du monde sensible, tandis que pour ce qui en lui peut être activé pure, c’est-à-dire ce qui arrive à la conscience non point par une affection des sens, mais immédiatement, il doit se considérer comme faisant partie du monde intelligible, dont néanmoins il ne sait rien de plus.
— Seuls les faibles ont besoin d’un Moi, s’esclaffa l’organisateur du pool de pétanque.
— Vous n’avez pas de Moi?
— Je n’ai jamais dit que je n’étais pas faible.
— L’homme trouve réellement en lui une faculté par laquelle il se distingue de toutes les autres choses, même de lui-même, en tant qu’il est affecté par des objets, et cette faculté est la raison. Comme spontanéité pure, la raison est encore supérieure à l’entendement, et voici précisément en quoi: bien que l’entendement soit aussi une spontanéité, cependant il ne peut produire par son activité d’autres concepts que ceux qui servent simplement à soumettre les représentations sensibles à des règles et à les unir par là dans une conscience; au contraire la raison manifeste dans ce que l’on appelle les Idées une spontanéité si pure qu’elle s’élève par là bien au-dessus de ce que la sensibilité peut lui fournir et qu’elle manifeste sa principale fonction en distinguant l’un de l’autre le monde sensible et le monde intelligible, et en assignant par là à l’entendement même ses limites, expliqua Kant.
— Donc l’entendement est la faculté qui décode et encode le monde sensible dans la conscience et la raison est celle qui peut s’imaginer le monde intelligible à partir du monde sensible, résuma l’organisateur du pool de pétanque.
— Si on veut, oui, maugréa Kant. Voilà pourquoi un être raisonnable doit, en tant qu’intelligence, se regarder lui-même comme appartenant, non au monde sensible, mais au monde intelligible; il a donc deux points de vue d’où il peut se considérer lui-même et connaître les lois de l’exercice de ses facultés, par suite de toutes ses actions; d’un côté, en tant qu’il appartient au monde sensible, il est soumis à des lois de nature hétéronomes; de l’autre côté, en tant qu’il appartient au monde intelligible, il est soumis à des lois qui sont indépendantes de la nature, qui ne sont pas empiriques, mais fondées uniquement dans la raison.
— Les dualités d’apeirotypes aussi sont deux points de vue.
— Comme être raisonnable, faisant par conséquent partie du monde intelligible, l’homme ne peut concevoir la causalité de sa volonté propre que sous l’idée de la liberté, continua Kant. Car l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible, c’est la liberté.
— Ou l’autonomie?
— À l’idée de liberté est absolument lié le concept de l’autonomie, à celui-ci le principe universel de la moralité, qui idéalement sert de fondement à toutes les actions des êtres raisonnables, de la même façon que la loi de la nature à tous les phénomènes.
— Certains phénomènes ne sont pas naturels, comme tous nos raisonnements…
— Ainsi est écarté le soupçon que nous élevions tout à l’heure, selon lequel il y aurait un cercle vicieux secrètement contenu dans notre façon de conclure de la liberté à l’autonomie, et de celle-ci la morale.
— Tu es certain? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Il pouvait sembler que nous ne prenions pour principe l’idée de la liberté qu’en vue de la loi morale, afin de conclure ensuite celle-ci de la liberté, que par conséquent cette loi nous ne pouvions donner absolument aucune raison, que c’était là seulement comme une demande d’adhésion à un principe que des âmes bien pensantes nous accorderaient volontiers, mais que nous ne serions à jamais incapables d’établir comme une proposition démontrable, commença Kant. À présent nous voyons bien que lorsque nous nous concevons comme libres, nous nous transportons dans le monde intelligible comme membres de ce monde et que nous reconnaissons l’autonomie de la volonté avec sa conséquence, la moralité; mais si nous nous concevons comme soumis au devoir, nous nous considérons comme faisant partie du monde sensible et en même temps du monde intelligible.
— Donc par le devoir, nous faisons partie des deux mondes; par la liberté, seulement du monde intelligible. J’imagine donc que par l’entendement, nous faisons partie du monde sensible?
— Bien sûr, acquiesça Kant. Et maintenant, il est temps de se demander comment un impératif catégorique est possible.
— Pas déjà.
— L’être raisonnable se rattache, comme intelligence, au monde intelligible, et ce n’est que comme cause efficiente appartenant à ce monde qu’il nomme sa causalité une volonté. D’un autre côté, il a pourtant aussi conscience de lui-même comme d’une partie du monde sensible, où ses actions se trouvent comme de simples manifestations phénoménales de cette causalité; cependant la possibilité de ces actions ne peut être saisie au moyen de cette causalité que nous ne connaissons pas; mais au lieu d’être ainsi expliquées, elles doivent être comprises, en tant que faisant partie du monde sensible, comme déterminées par d’autres phénomènes, à savoir, des désirs et des inclinations.
— On retourne vers les impératifs hypothétiques? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Vous verrez. Si donc j’étais membre uniquement du monde intelligible, mes actions seraient parfaitement conformes au principe de l’autonomie et de la volonté pure; si j’étais seulement une partie du monde sensible, elles devraient être supposées entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, par suite à l’hétéronomie de la nature.
— L’hétéronomie de la nature… on parle des besoins, c’est ça?
— Entre autres, oui. Mais puisque le monde intelligible contient le fondement du monde sensible, et par suite aussi de ses lois, et qu’ainsi au regard de ma volonté il est un principe immédiat de législation, et puisqu’aussi c’est de cette manière que le monde intelligible doit être conçu, je n’en devrais pas moins me reconnaître soumis à la loi du premier, c’est-à-dire à la raison qui contient cette loi dans l’idée de la liberté, et par là l’autonomie de la volonté; je devrai conséquemment considérer les lois du monde intelligible comme des impératifs pour moi, et les actions conformes à ce principe comme des devoirs.
— Ça reste que le monde intelligible est façonné par l’imagination qui érige des lois, pas par des règles immuables.
— Ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette raison que l’idée de la liberté me fait membre d’un monde intelligible, ajouta Kant. Il en résulte que si je n’étais que cela, toutes mes actions seraient toujours conformes à l’autonomie de la volonté; mais comme je me vois en même temps membre du monde sensible, il faut dire qu’elles doivent l’être.
— L’autonomie n’assure pas la moralité, si tu veux mon avis. Ça me ramène aux notions de monde sensible et monde intelligible; selon moi, le monde sensible serait ce qui permet à la conscience de se figurer la réalité, tandis que le monde intelligible est le réel brut en lui-même, pas ma représentation spéculative de ce réel brut. Le réel fonde la réalité, certes, mais le réel ne contient pas de lois morales, que des règles de la nature comme la gravité, la dispersion de l’énergie et autres «lois» physiques. Le devoir fait partie de la réalité, donc de l’interprétation des phénomènes du monde sensible. Mais c’est là que je me rends compte que je devrais peut-être un de ces quatre concevoir mon propre modèle d’impératif moral basé sur le negen-vouloirêtre. Ça ressemblerait à «que ta fable t’inspire à ne pas vouloir que celle des autres soit gâchée par la tienne en te croisant les doigts que ça donne l’exemple et qu’elle t’inspire aussi à pardonner aux autres qui ont une fable de marde qui fait que celle des autres est de marde…» J’appelerais ça l’impératif pharaonique…
— Je ne veux pas être de connivence avec votre negen-vouloirêtre, cracha Kant. Ce «devoir» catégorique, qui émane de ma conformité à l’autonomie de volonté via les deux mondes, représente une proposition synthétique a priori, en ce qu’à une volonté affectée par des désirs sensibles s’ajoute encore l’idée de cette même volonté, mais en tant qu’elle appartient au monde intelligible, c’est-à-dire pure et pratique par elle-même, contenant la condition suprême de la première raison; à peu près comme aux intuitions du monde sensible s’ajoutent les concepts de l’entendement, qui par eux-mêmes ne signifient rien que la forme d’une loi en général et par là rendent possibles des propositions synthétiques a priori sur lesquelles repose toute connaissance d’une nature.
— Apparence de connaissance, il y a une différence, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Pas du tout, cracha Kant. L’usage pratique que le commun des hommes fait de la raison confirme la justesse de cette déduction. Il n’est personne, même le pire scélérat, pourvu qu’il soit habitué à user par ailleurs de la raison, qui, lorsqu’on lui met sous les yeux des exemples de loyauté dans les desseins, de persévérance dans l’observation de bonnes maximes, de sympathie et d’universelle bienveillance, ne souhaite de pouvoir, lui aussi, être animé des mêmes sentiments.
— Tu ne sais pas, le k avec deux barres rend le monde tellement fou depuis tellement longtemps que plusieurs, pour ne pas dire trop, préfèrent faire le mal et d’en cueillir les fruits que de faire le bien et ne rien récolter. Car pour s’enrichir, il faut exploiter les autres, c’est la base du profit. Tu me diras que cette recherche de profit est très hétéronome, et effectivement c’est le cas, mais les impératifs hypothétiques sont plus pratiques, dans le sens facile d’usage pour des gens paresseux, et plus accessibles que n’importe quel impératif catégorique. Les gens se foutent des idéaux, tout ce qu’ils veulent, c’est de l’argent, car l’argent rend libre. Et on revient à l’impératif kapital.
— Or, les gens croient être des personnes meilleures, lorsqu’ils se reportent au point de vue d’un membre du monde intelligible, ce à quoi les astreint malgré eux l’idée de la liberté, c’est-à-dire de l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible; à ce point de vue, les gens ont conscience d’une bonne volonté qui de son propre aveu constitue la loi pour la volonté mauvaise qu’il a en tant que membre du monde sensible; loi dont il reconnaît l’autorité tout en la violant, expliqua Kant.
— Je reconnais que les gens mauvais ont très souvent conscience qu’ils sont mauvais et qu’ils violent la loi de la volonté comme tu l’appelles, approuva l’organisateur du pool de pétanque. Or, c’est justement pourquoi l’impératif kapital l’emporte sur ton impératif catégorique: cette recherche de liberté n’est pas fondamentale, la liberté est hétéronome, malgré tout ce que tu peux en dire. C’est la paix la réelle fin de toute démarche éthique.
— Nous en sommes maintenant rendus à la limite extrême de toute philosophie pratique, annonça Kant.
— Allez, qu’on en finisse…
— Tous les hommes se conçoivent libres dans leur volonté, commença le philosophe prussien. De là viennent les jugements sur les actions telles qu’elles auraient dû être, bien qu’elles n’aient pas été telles. Cependant cette liberté n’est pas un concept de l’expérience, et elle ne peut même pas l’être, puisque ce concept subsiste toujours, bien que l’expérience montre le contraire de ce qui, dans la supposition de la liberté, en est nécessairement représenté comme la conséquence.
— Oui, les hommes se conçoivent libres de ne pas vouloir quoi que ce soit, est-ce que de là vient l’aptitude au jugement des actions, je crois que c’est plus l’imagination qui s’occupe de ce domaine; quoiqu’il est possible de peindre l’imagination comme du negen-vouloirêtre pas imaginatif, expliqua l’organisateur du pool de pétanque. Évidemment, puisque le negen-vouloirêtre est l’impulsion même de nos actions et de nos pensées, je t’accorde que ce n’est pas un concept de l’expérience. Cependant, il teinte toute forme d’expérience et leurs conséquences autant dans le monde intelligible que dans la représentation de la réalité de ceux qui en font l’expérience.
— D’un autre côté, il est également nécessaire que tout ce qui arrive soit immanquablement déterminé selon des lois de la nature, et cette nécessité naturelle n’est pas non plus un concept de l’expérience, précisément pour cette raison que c’est un concept qui implique en soi celui de nécessité, par suite celui d’une connaissance a priori, continua Kant. Mais ce concept d’une nature est confirmé par l’expérience et doit même être inévitablement supposé, si l’expérience, c’est-à-dire une connaissance cohérente des objets des sens d’après des lois universelles, est possible. Voilà pourquoi la liberté est seulement une idée de la raison; dont la réalité objective est en soi douteuse, tandis que la nature est un concept de l’entendement qui prouve et doit nécessairement prouver sa réalité par des exemples qui offrent l’expérience.
— Décortiquons tout ça… Tout ce qui arrive est déterminé selon les règles de la nature; disons que cette prémisse est vraie. Les règles de la nature imposent des besoins, ou des nécessités, à tout ce qui vit; disons que ça aussi c’est vrai. Selon ton raisonnement, les besoins impliquent une connaissance a priori car, en eux-mêmes, les besoins impliquent tacitement leur moyen et leur fin, disons que c’est vrai. Cette belle nature n’est confirmable que par l’expérience possible, disons que c’est vrai. Cette expérience, tu la définis comme étant la connaissance cohérente des objets des sens d’après des lois universelles, donc tu parles de l’édifice de la réalité bâti avec des briques qui consistent en les représentations cognitives chez un individu; nous allons nommer ça simplement «la réalité». Est-ce que la réalité confirme la nature? Pas du tout, elle ne fait que l’interpréter, nous n’avons pas accès au réel, ou à ce que tu appelles la nature. Dans cet ordre d’idées, je suis d’accord avec le fait que la liberté est seulement une idée de la raison et que son existence objective est douteuse. Si on continue, ce que tu appelles la nature, que j’appelle le réel, est un concept de l’entendement? Non, le réel est au-delà du concept de concept et nous avons défini l’entendement plus haut comme ce qui interprète le monde sensible, donc il s’agit de la réalité subjective. Est-ce que la réalité subjective prouve et doit nécessairement prouver son existence par des exemples qui offrent réalité? On tourne en rond ici…
— Peu m’importe vos raisonnements, car c’est là sans doute l’origine d’une dialectique de la raison, en ce qui concerne la volonté, la liberté qu’on lui attribue paraît être en opposition avec la nécessité de la nature; toutefois la raison trouve le chemin de la nécessité naturelle mieux frayé et plus praticable que celui de la liberté, pourtant du point de vue pratique, le sentier de la liberté est le seul où il soit possible d’user de sa raison dans la conduite de la vie; voilà pourquoi il est tout aussi impossible à la philosophie la plus subtile qu’à la raison humaine la plus commune de mettre en doute la liberté par des arguties, expliqua Kant.
— Bon, on va encore jouer au décodeur… C’est sûr que la liberté est en opposition à la nécessité de la nature; la liberté, si elle le pouvait, voudrait s’émanciper de toutes les règles et les lois, s’opposant à Dieu lui-même. C’est ça le problème de la liberté: elle n’a jamais assez d’elle-même. Et oui, la raison va trouver le chemin de la nécessité naturelle, ou des besoins, plus clair que celui de la liberté; l’hétéronomie est toujours plus simple que l’autonomie. Pour en revenir au sentier de la liberté, est-il le seul où il soit possible d’user de sa raison dans la conduite de la vie? Non, puisque la raison, qui n’est pas aussi parfaite que tu te l’imagines, n’est que la fonction cognitive de réfléchir, c’est-à-dire de faire copuler des idées entre elles, et comme tout «outil» il peut être mal utilisé. Voilà, j’ai mis en doute ton concept de liberté par des arguties.
— Mais pourtant, la raison doit donc bien supposer qu’on ne saurait trouver de véritable contradiction entre la liberté et la nécessité naturelle des mêmes actions humaines; car elle ne peut pas plus renoncer au concept de la nature qu’à celui de la liberté, ajouta Kant. Or, il serait impossible d’échapper à cette contradiction, si le sujet qui se croit libre se concevait, quand il se dit libre, dans le même sens ou juste sous le même rapport que lorsqu’il se suppose, à l’égard de la même action, soumis à la loi de la nature.
— Pourquoi la raison renoncerait à quelconque concept? demanda l’organisateur du pool de pétanque. À la rigueur, on peut oublier un concept, mais y renoncer? Comment on fait ça?
— Arrêtez de m’interrompre, cracha Kant. Échapper à la contradiction entre liberté et nécessité naturelle est une tâche à laquelle la philosophie spéculative ne peut se soustraire, que de montrer du moins que ce qui fait que la contradiction qu’elle croit voir est illusoire, c’est que nous concevons l’homme, quand nous le qualifions de libre, en un autre sens et sous un autre rapport que lorsque nous le considérons comme soumis, en tant que fragment de la nature, aux lois de cette même nature.
— Bah, il n’y a pas de contradiction entre la liberté et la soumission. Celui qui se soumet est libre de le faire ou de résister. La liberté, comme je l’ai déjà dit, n’est pas une qualité intrinsèque de la raison, mais simplement un éventail d’options. Se soumettre est une option comme les autres. Je comprends que la contradiction en question est entre la liberté et les besoins, et que la liberté ne soumet pas le sujet, contrairement aux besoins par leur nature, mais comme tu l’as dit, on entre dans de la dialectique. Et pour revenir sur ce que tu dis, je comprends aussi qu’il n’est pas question de soumission dans le sens où il y aurait un châtiment à ne pas se soumettre. C’est que pour ma part, je ne considère pas la liberté comme une valeur intrinsèque de notre être, contrairement à la paix, mais les besoins sont effectivement l’inverse de la liberté. Or, pourquoi l’autonomie de pensée voudrait aller à l’encontre de ses besoins naturels, je me le demande.
— La liberté et la nécessité naturelle peuvent fort bien aller ensemble mais encore qu’elles doivent être conçues comme nécessairement unies dans le même sujet; car, sans cela, on ne pourrait expliquer pourquoi nous devrions charger la raison d’une idée qui, bien qu’elle se laisse unir sans contradiction à une autre idée suffisamment justifiée, nous jette dans un embarras qui gêne singulièrement la raison dans son usage théorique, expliqua Kant. Mais ce devoir incombe uniquement à la philosophie spéculative, qui doit ouvrir par là un libre chemin à la philosophie pratique.
— Je ne vois pas tellement l’embarras ou la gêne, mais continue, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— Ce n’est pas du bon plaisir du philosophe qu’il dépend de lever ou de laisser sans l’aborder cette apparente contradiction; car, dans ce dernier cas, la théorie est à cet égard un bien vacant, dont le fataliste peut de plein droit prendre possession et dont il peut chasser toute morale comme d’une prétendue propriété qu’elle possède sans titre.
— Certes, la théorie doit penser à tout, mais je ne vois toujours pas pourquoi la liberté et les besoins seraient en contradictions, ils ne sont pas de même nature.
— La prétention légitime qu’a la raison humaine se fonde sur la conscience et sur la supposition admise de l’indépendance de la raison à l’égard des causes de détermination purement subjectives, dont l’ensemble constitue ce qui appartient seulement à la sensation, par conséquent ce qui a reçu le nom général de sensibilité, continua Kant.
— La raison n’est pas indépendante des causes de détermination subjectives, la raison est influencée par tout ce qui entre dans la cognition, que ce soit sensible ou intellectuel, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Moi, je ne crois pas à la raison transcendantale, pas dans le sens où elle existe sous une forme pure a priori. Selon moi, la raison peut se transcender, certes, mais seulement par le travail de réflexion sur elle-même.
— L’homme de raison qui se perçoit comme phénomène se subordonne aux lois de la nature et, au contraire, s’établira dans un autre ordre de choses lorsqu’il se conçoit comme une intelligence douée de volonté, expliqua Kant. Car qu’une chose dans l’ordre des phénomènes soit soumise à certaines lois, cela n’implique pas la moindre contradiction; que l’homme doive se représenter et se concevoir lui-même de cette double façon, c’est ce qui se fonde, d’un côté, sur la conscience qu’il a de lui-même comme intelligence, c’est-à-dire comme être indépendant, dans l’usage de la raison, des impressions sensibles.
— Ouain… La réflexion a toujours eu cet aspect récursif et plus cette récursivité est embrassée par la raison, plus le sujet sera réfléchi.
— De là vient que l’homme s’attribue une volonté qui ne se laisse mettre à son compte rien de ce qui appartient simplement à ses désirs et ses inclinations, continua Kant. Cet homme, au contraire, conçoit comme possibles par sa volonté, bien mieux, comme nécessaires, des actions accomplies avec renoncement à tous les désirs et à toutes les sollicitations sensibles. La cause de ces actions réside en lui et dans les lois conformes aux principes d’un monde intelligible; de ce monde il ne sait rien de plus à la vérité, sinon que c’est seulement la raison, je veux dire la raison pure, indépendante de la sensibilité, qui y donne la loi. Et comme aussi c’est là seulement, en tant qu’intelligence, qu’il est le moi véritable, ces lois s’adressent à lui immédiatement et catégoriquement; de telle sorte que ce à quoi poussent inclinations et penchants et toute la nature du monde sensible ne peut porter atteinte aux lois de sa volonté considérée comme intelligence; il ne s’attribue que la complaisance qu’il pourrait avoir à leur endroit, s’il leur accordait une influence sur ses maximes au préjudice des lois rationnelles de la volonté.
— C’est vrai que quelqu’un qui renonce à ses désirs et à ses inclinations a plus de chance d’être moral, répliqua l’organisateur du pool de pétanque. Ça je te l’accorde, je n’arrive pas à trouver de contre-exemple valide.
— En s’introduisant ainsi par la pensée dans un monde intelligible, la raison pratique ne dépasse en rien ses limites, elle ne les dépasserait que si elle voulait, en entrant dans ce monde, s’y apercevoir, s’y sentir, continua Kant.
— Car si elle s’y aperçoit ou s’y sent, c’est le signe que la raison pratique sombre dans l’hétéronomie, se voyant autant comme moyen que comme fin.
—Si la raison voulait encore tirer du monde intelligible un objet de la volonté, c’est-à-dire un mobile, elle dépasserait ses limites et elle se flatterait de connaître quelque chose dont elle ne sait rien, ajouta Kant. Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes, afin de se concevoir elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si les influences de la sensibilité étaient déterminantes pour l’homme, tandis qu’au contraire toutes les lois qui sont déterminées par leur rapport à un objet donnent une hétéronomie qui ne peut se rencontrer que dans des lois de la nature et qui ne peut concerner que le monde sensible.
— Je me demande comment la raison peut franchir cette limite dont tu parles.
— Elle le ferait si elle entreprenait de s’expliquer comment une raison pure peut être pratique, ce qui reviendrait absolument au même que de se proposer d’expliquer comment la liberté est possible, expliqua Kant.
— Donc, la raison pure ne devient pratique que lorsqu’elle agit selon le point de vue du monde intelligible, résuma l’organisateur du pool de pétanque. Ce n’est que dans le cadre de la métaphysique des mœurs, et non dans la critique de la raison pure pratique, que la raison peut spéculer sur la liberté ou sa propre faculté à être pratique.
— Évidemment, car nous ne pouvons expliquer que ce que nous pouvons ramener à des lois dont l’objet peut être donné dans quelque expérience possible, acquiesça Kant. Or, la liberté est une simple idée, dont la réalité objective ne peut en aucune façon être mise en évidence d’après des lois de la nature, par suite dans aucune expérience possible, qui, en conséquence, par cela même qu’on ne peut jamais mettre sous elle un exemple, selon quelque analogie, ne peut jamais être comprise ni même seulement aperçue. Elle ne vaut que comme une supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir conscience d’une volonté, c’est-à-dire d’une faculté bien différente de la simple faculté de désirer.
— Je suis d’accord avec toi que le negen-vouloirêtre est bien différent du désir, commenta l’organisateur du pool de pétanque. Et, comme je le disais plus tôt, je suis aussi d’accord avec l’idée que la liberté est une idée. C’est étrange de te voir traiter ce sujet de façon complètement différente entre les deux sections de ton ouvrage, mais c’était évidemment le but de séparer les différents ordres de philosophie et de ne pas mélanger leurs outils. Nice shot quand même.
— On peut montrer à ceux qui croient pouvoir voir plus profondément dans un concept qu’il n’est possible seulement que la contradiction entre liberté et soumission qu’ils croient avoir découverte là ne consiste qu’en ceci: pour rendre la loi de la nature valable en ce qui concerne les actions humaines, ils devraient considérer nécessairement l’homme comme phénomène; lorsque maintenant on exige d’eux qu’ils aient à le concevoir, en tant qu’intelligence, comme une chose en soi, ils n’en continuent pas moins à le considérer encore comme phénomène, expliqua Kant. Cette contradiction s’évanouirait cependant, s’ils voulaient bien réfléchir et, comme de juste, reconnaître que derrière les phénomènes il doit y avoir pourtant pour les fonder, quoique cachées, les choses en soi, et qu’on ne peut pas exiger que les lois de leur opération soient identiques à celles auxquelles sont soumises leurs manifestations phénoménales.
— Rares sont ceux qui savent faire la distinction entre les phénomènes et les choses en soi, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— L’impossibilité subjective d’expliquer la liberté de la volonté est la même que l’impossibilité de découvrir et de faire comprendre que l’homme puisse prendre un intérêt à des lois morales, recommença Kant. Et cependant c’est un fait que l’homme y prend réellement un intérêt, dont le principe est en nous ce que nous appelons le sentiment moral, sentiment que quelques-uns font passer à tort pour la mesure de notre jugement moral, alors qu’il doit être plutôt regardé comme l’effet subjectif que la loi produit sur la volonté, et dont la raison seule fournit les principes objectifs.
— Cette loi qui a un effet subjectif sur la volonté, je n’aime pas le terme «loi», car il s’agit carrément de l’effet de l’influence du subconscient collectif et de la danse des apeirotypes dans les psychés singulières. Ce que je veux dire, c’est qu’un homme qui grandirait seul dans la forêt sans contact social ne pourrait aussi facilement se développer une loi morale qui s’impose a priori. À moins que je me trompe sur ce point, sait-on jamais.
— Pour qu’un être, qui est à la fois raisonnable et affecté d’une sensibilité, veuille ce que la raison seule prescrit comme devant se faire, il faut sans doute que la raison ait une faculté de lui inspirer un sentiment de plaisir ou de satisfaction, lié à l’accomplissement du devoir, commenta Kant.
— Il faut aussi que l’environnement de cet être l’encourage à accomplir son devoir. L’être humain, et surtout sa psyché, n’est pas un système fermé; notre environnement nous façonne plus que nous ne le façonnerons jamais.
— Laissez-moi continuer, j’achève, s’écria Kant. Je disais donc, il est tout à fait impossible de comprendre, c’est-à-dire d’expliquer a priori, comment une simple idée, qui ne contient même en elle rien de sensible, produit un sentiment de plaisir ou de peine, car c’est là une espèce particulière de causalité, dont nous ne pouvons, comme de toute causalité, absolument rien déterminer a priori, mais au sujet de laquelle nous ne devons consulter que l’expérience.
— Je ne suis pas totalement d’accord avec ça, rétorqua l’organisateur du pool de pétanque. Aucune idée, aucune sensation, aucun concept ne vit seul dans la psyché; toute idée, toute sensation et tout concept, comme les planètes, vient nécessairement avec d’autres satellites contenant a priori du savoir, des sensations ou d’autres concepts.
— La seule chose certaine, c’est que la moralité ne vaut pas pour nous parce qu’elle présente un intérêt, car c’est là une hétéronomie et une dépendance de la raison pratique à l’égard de la sensibilité, c’est-à-dire à l’égard d’un sentiment qui jouerait le rôle de principe, auquel cas elle ne pourrait jamais établir de législation morale, mais c’est que la moralité présente un intérêt parce qu’elle vaut pour nous en tant qu’hommes, car c’est de notre volonté, conçue comme intelligence, par suite de notre véritable moi, qu’elle est née, expliqua Kant.
— Je suis d’accord avec ça, tout le monde semble croire et ressentir même que la moralité est plus qu’une idée construite par la religion. C’est pourquoi les gens se servent de la logique pour tenter de justifier leur éthique, mais pas grand monde sait que la logique n’est pas ce qui mène à cette connaissance ou à sa preuve. En fait la logique ne peut qu’expliquer la relation entre des objets de pensée, elle n’a pas l’intérêt de transcender leur concept.
— C’est parce qu’un intérêt est ce par quoi la raison devient pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté, répondit Kant. Voilà pourquoi on dit seulement d’un être raisonnable qu’il prend intérêt à quelque chose; les créatures privées de raison ne font qu’éprouver des impulsions sensibles. La raison ne prend un intérêt immédiat à l’action que lorsque la validité universelle de la maxime de cette action est un principe suffisant de détermination pour la volonté. Il n’y a qu’un intérêt de ce genre qui soit pur. Mais quand la raison ne peut déterminer la volonté qu’au moyen d’un autre objet du désir ou qu’en supposant un sentiment particulier du sujet, alors elle ne prend à l’action qu’un intérêt médiat; et comme elle ne peut découvrir par elle seule, sans expérience, ni des objets de la volonté, ni un sentiment particulier qui serve à celle-ci de fondement, ce dernier intérêt ne saurait être qu’un intérêt empirique, nullement un intérêt rationnel. L’intérêt logique de la raison, qui est de développer ses connaissances, n’est jamais immédiat, mais il suppose des fins auxquelles se rapporte l’usage de cette faculté.
— Dans tout ça, comment un impératif catégorique est-il possible? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— La seule supposition dont dépend sa possibilité, à savoir l’idée de la liberté, et que l’on peut encore apercevoir la nécessité de cette supposition, ce qui pour l’usage pratique de la raison, c’est-à-dire pour la conviction de la validité de cet impératif, et par suite aussi de la loi morale, est suffisant, répondit Kant. Mais comment cette supposition même est possible, c’est ce qui ne laissera jamais apercevoir d’aucune raison humaine.
— Crisse de Tabarnakant, on peut ou on peut pas établir un impératif catégorique?
— Supposé que la volonté d’une intelligence est libre, il en résulte alors nécessairement son autonomie, comme la condition formelle qui est la seule sous laquelle la liberté peut être déterminée, expliqua Kant. Comme l’a montré la philosophie spéculative, il est fort possible de supposer la liberté de la volonté, sans tomber en contradiction avec le principe de la nécessité naturelle dans la liaison des phénomènes du monde sensible. Or, il est nécessaire, sans autre condition, à un être qui a conscience de sa causalité par la raison, par conséquent d’une volonté, distincte des désirs, de l’admettre sous toutes ses actions volontaires, à titre de condition. Or, comment une raison pure peut-être pratique, expliquer cela, c’est ce dont est absolument incapable toute raison humaine, et toute peine, tout travail pour en chercher l’explication, est en pure perte.
— Tu me fucking niaises?
— L’idée de liberté ne signifie qu’un quelque chose qui subsiste, lorsque j’ai exclu des principes de détermination de ma volonté tout ce qui appartient au monde sensible, de façon simplement à restreindre le principe des mobiles tirés du champ de la sensibilité, en limitant ce champ et en montrant qu’il ne comprend pas en lui le tout du tout, et qu’en dehors de lui il y a plus d’une chose encore; mais ce plus, je n’en sais pas davantage, expliqua le philosophe prussien.
— Ça explique que tu ne peux savoir exactement ce qu’est la liberté, au moins on sait ce qu’on ne sait pas, commenta l’organisateur du pool de pétanque.
— De la raison pure qui conçoit cet idéal, il me reste, quand j’ai fait abstraction de toute connaissance des objets, que la forme, c’est-à-dire la loi pratique de la validité universelle des maximes, continua Kant. En conformité avec cette forme, la conception de la raison, considérée, par rapport à un monde intelligible pur, comme une cause déterminant la volonté.
— Donc pas de mobile?
— À moins qu’il soit l’idée d’un monde intelligible ou ce à quoi la raison prend originairement un intérêt, répondit Kant. Mais expliquer cela, c’est précisément le problème que nous pouvons résoudre.
— Au moins…
— Ici donc est la limite extrême de toute investigation morale, continua Kant. Or la déterminer, c’est déjà même de grande importance, afin que d’une part la raison n’aille pas dans le monde sensible, au préjudice de la moralité, errer à la recherche du motif suprême de la détermination et d’un intérêt compréhensible sans doute, mais empirique, et que d’autre part, elle n’aille pas battre vainement des ailes, sans changer de place, dans cet espace de concepts transcendants, vide pour elle, qui s’appelle le monde intelligible, et qu’elle ne se perde pas parmi les chimères.
Kant lança un dernier regard à la chimère, celle qui corrompt toute moralité tout en se masturbant, et cracha par terre.
— D’ailleurs, l’idée d’un monde intelligible pur, conçu comme un tout formé de toutes les intelligences, dont nous faisons partie nous-même comme êtres raisonnables, quoique d’autre part nous soyons membres aussi du monde sensible, reste toujours une idée d’un usage possible et licite en vue d’une croyance rationnelle, quoique tout savoir se termine à la frontière de ce monde; par le magnifique idéal d’un règne universel des fins en soi des êtres raisonnables, dont nous ne pouvons faire partie comme membres qu’en ayant soin de nous conduire d’après les maximes de la liberté comme si elles étaient des lois de la nature, elle est destinée à produire en nous un vif intérêt pour la loi morale.
— Si seulement tout ceci s’appliquait de facto à tous les êtres humains, dit l’organisateur du pool de pétanque. Peut-être que l’impératif kapital aurait moins d’emprise sur les poisson$-poisson$.
— Poisson$-poisson$ ?
— C’est comme ça que je nomme les gens quand ils réfléchissent comme des poissons qui ont peur du requin.
— Logique. J’irai donc avec une remarque finale: l’usage spéculatif de la raison, par rapport à la nature, conduit à l’absolue nécessité de quelque cause suprême du monde; l’usage pratique de la raison, à l’égard de la liberté, conduit aussi à une absolue nécessité, mais qui est seulement la nécessité des lois des actions d’un être raisonnable, comme tel. Or, c’est un principe essentiel de tout usage de notre raison, que de pousser la connaissance qu’elle nous donne jusqu’à la conscience de sa nécessité.
— Pourquoi ne pourrions-nous pas user de la raison sans pousser la connaissance qu’elle nous donne jusqu’à la conscience de sa nécessité? demanda l’organisateur du pool de pétanque.
— Sans la conscience de sa nécessité, ce ne serait pas une connaissance de la raison, expliqua Kant. Et quand je parle de «nécessité», je parle de la contingence d’une chose, pas le fait qu’elle soit essentielle à la compréhension d’autre chose.
— Les choses équivoques des fois, ce n’est pas toujours simple.
— Ainsi donc, la même raison est soumise également à une restriction tout aussi essentielle, qui consiste en ce qu’elle ne peut apercevoir la nécessité ni de ce qui est ou de ce qui arrive, ni de ce qui doit arriver, sans poser comme principe une condition sous laquelle cela est, ou arrive, ou doit arriver.
— Faut que la chose existe d’abord et avant tout pour pouvoir la réfléchir, résuma l’organisateur du pool de pétanque.
— Mais de la sorte, par la perpétuelle poursuite de la condition, la raison ne peut que voir sa satisfaction toujours ajournée, continua Kant. Aussi cherche-t-elle sans relâche le nécessaire inconditionné, et se voit-elle forcée de l’admettre, sans aucun moyen de se le rendre compréhensible, trop heureuse si elle peut seulement découvrir le concept qui s’accorde avec cette supposition.
— Aller au fond des choses, même si ce n’est que de façon spéculative.
— Il n’y a donc pas de reproches à faire à notre déduction du principe suprême de la moralité, c’est plutôt à la raison humaine en général qu’il faudrait s’en prendre, si nous ne réussissons pas à expliquer une loi pratique inconditionnée, telle que doit être l’impératif catégorique, dans sa nécessité absolue.
— Ce n’est pas le seul grief que nous pouvons avoir contre la raison humaine…
— On ne saurait, en effet, nous blâmer de ne pas pouvoir le faire au moyen d’une condition, c’est-à-dire de quelque intérêt posé comme principe, car ce ne serait plus alors une loi morale, c’est-à-dire une loi suprême de la liberté.
— Parce qu’on tomberait encore dans l’hétéronomie, of course.
— Et ainsi nous ne comprenons pas sans doute la nécessité pratique inconditionnée de l’impératif moral, mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut exiger raisonnablement d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre dans les principes aux limites de la raison humaine.
— C’est fini?
— C’est fini.
Dernière boule
— Alors, Kant, un kyurensillard de poissons dans un bocal se prennent pour des requins. Un banc de prédateurs a de moins en moins de mâchoires, mais de plus en plus de dents. L’autre banc de proies a de plus en plus de mâchoires, mais de moins en moins de dents. Qui mange qui?
— Ceux qui agiront par devoir ne pourront pas manger les autres, car ce serait contraire à tout impératif catégorique, répondit Kant. Cependant, par la même soumission au devoir, ceux qui ont de plus en plus de mâchoires mais de moins en moins de dents ne pourront non plus laisser les prédateurs s’en prendre à leurs proies. J’opte donc pour la victoire des proies, en espérant qu’elles se montrent plus morales que les prédateurs.